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Malaise dans la corporation

Face à l’agressivité d’un pouvoir politique qui ne démontre guère son intelligence des  réalités de l’enseignement supérieur et de la recherche, la corporation universitaire a réagi avec une violence bien compréhensible. Voilà des gens d’un haut niveau de qualification qui sont mal payés, mal considérés, travaillent dans un environnement peu reluisant, et auxquels on voudrait imposer des réformes mal conçues ! Il est naturel qu’ils se révoltent. Pourtant, quelle que soit l’issue - provisoire - du conflit, on ne peut se défaire d’un sentiment de malaise à voir la façon corporatiste dont certains collègues réagissent, à écouter les discours excessifs et parfois sectaires qu’ils tiennent, et à essayer de démêler les contradictions des positions qu’ils défendent.

Un juriste de mes amis, esprit acéré, m’écrit : « chaque jour, je constate avec plus de force que je suis rétif à la rhétorique syndicale qui mêle plus ou moins habilement des considérations raisonnables avec des revendications qui le sont moins. Que de petits intérêts on cherche à promouvoir derrière la défense de l’Université ! Que Sarkozy et Pécresse ne veuillent pas beaucoup de bien aux universitaires, qu’ils ignorent sans doute ce qu’est réellement une université et qu’un objectif bassement financier sous-tende le projet de texte me semble peu contestable. Mais, il ne me paraît pas moins évident que certains de nos collègues ne semblent pas avoir pris la mesure exacte des défis auxquels l’Université est confrontée et qui appellent autre chose qu’un repli frileux sur leur propre sort de “chercheurs-savants” indifférents aux “tâches d’intérêt général” au point de ne pas savoir ce que veut dire l’expression. Tout cela me désole et montre à quel point notre corporation est malade ».

L’INTEGRISME UNIVERSITAIRE

S’agissant du mépris pour les « tâches d’intérêt général », on pense à Olivier Beaud, une plume vedette de « Qualité de la Science » (QSF) et du « Comité de défense de l’université » (CDU)[1], qui parle de « tâches parasitaires ». Il s’indigne par exemple que « l’insertion professionnelle constitue une de ces tâches d’intérêt général (..). La principale tâche d’intérêt général d’un universitaire n’est-elle pas d’enseigner ce qu’il sait et ce qu’il a appris par ses recherches ? »[2].

Voici donc un excellent juriste qui déploie une rigueur formelle intéressante dans ses analyses des textes règlementaires. Mais l’intérêt qu’on pouvait avoir à le lire, il y a quelque mois, s’estompe maintenant que le ministère a vidé le projet de décret statutaire de l’essentiel de son contenu. Certes il reste encore matière à discussion, mais le juridisme excessif dans lequel Olivier Beaud s’est enfermé[3] laisse apparaître le caractère « intégriste » de sa démarche. « L’actuel décret donne une assise textuelle à la dénaturation bureaucratique dont souffre aujourd’hui le métier d’enseignant-chercheur.  (..) Le texte officialise les dérives d’une conception du métier d’universitaire, en renforçant la tendance à inclure les fonctions administratives dans ses missions »[4]. Autrement dit, les universitaires ne doivent s’occuper de rien d’autre que d’enseigner et d’écrire des articles, laissant à qui ? à des administratifs ? le soin de diriger les laboratoires et les universités. Avec l’hypothèse - démentie par les faits – que tous les enseignants-chercheurs sont des chercheurs tellement actifs tout au long de leur carrière, qu’ils n’ont pas une minute à consacrer à l’organisation de leurs activités et de leurs institutions. Cette référence à une université mythique conduit à nier toute nécessité de gestion locale, en prônant « la centralisation qui garantit la liberté »[5] - ce qui est assez paradoxal quand on passe son temps à ferrailler contre le pouvoir central… Cependant Olivier Beaud ne souhaite pas l’abrogation de la LRU « car une plus grande autonomisation des universités est indispensable ». Cherchez l’erreur ! Pour lui il s’agit de réviser la loi afin de « remettre les facultés au cœur du système universitaire ». C’est donc en fait le concept d’université, siège d’un pouvoir et d’une stratégie, qui est contesté au profit d’une vision archaïque (les chaires et les facultés). C’est cette vision qui le conduit à fustiger les présidents d’université - même s’ils sont élus par la communauté universitaire - ainsi que « la funeste CPU ».

UN UNANIMISME SUSPECT

Le thème de l’unanimisme du mouvement actuel revient constamment sous des plumes bien différentes, de la droite « mandarinale » aux altermondialistes. C’est ce qui le rend suspect… Dans sa diatribe contre le journal Le Monde[6], Jérôme Valluy, maître de conférences à Paris 1, accuse  : « vous avez masqué l’ampleur, sans précédent historique, de cette résistance universitaire qui va au-delà de celle de 1968 tant du point de vue de l’unanimisme gauche-droite que du nombre d’enseignants et de chercheurs mobilisés ». Le Syndicat Autonome fait chorus. Naguère vilipendé par la gauche, il ne cache pas sa jubilation d’être accepté comme un partenaire honorable, et d’être élogieusement cité dans le blog de Libération, à côté des communiqués des syndicats de la FSU et de « Sauvons l’université ». AutonomeSup nous dit : « les universitaires, qui sont l’université, ont été dépossédés de ce qui est leur vie »[7]. Est-ce que ces mots ont le même sens pour tous ? En réalité, on est en pleine confusion.

Pour illustrer mon propos, voici une anecdote. Le 14 avril, j’écoute l’émission « Les matins de France Culture » consacrée à l’actualité universitaire. Invitées : deux militantes dont Laurence Giavarini, maître de conférences à l’université de Bourgogne, porte parole de « Sauvons l’université ». Celles-ci exposent avec sincérité la « vulgate » du mouvement, avec quelques formules fortes sinon convaincantes. Ce qui est sûr, c’est que leur exposé suscite une réaction enthousiaste d’Alexandre Adler, journaliste politique de la station, ex-conseiller de Jacques Chirac : « Ce mouvement des enseignants-chercheurs est, pour la première fois depuis longtemps, un des plus légitimes qu’on puisse imaginer. On peut poser trois équations : ne pas payer les gens ; ne leur accorder aucune considération ; leur demander d’obéir. Il y a une équation de trop… ». Il évoque sa brève carrière d’enseignant de lycée, en expliquant que les inspecteurs pédagogiques régionaux sont des horreurs, et que « les proviseurs sont devenus des indicateurs de police ». (..) « Dans le supérieur, ce problème de l’évaluation est une humiliation totale par ce qu’il suppose. Il y a un discours subliminal de la ministre : il y a trop d’enseignants ; les chercheurs ne trouvent rien ; on va leur faire faire quelque chose, ranger un peu les étagères (..) ; les autres on va leur foutre la trouille »… Laurence Giavarini frétille d’aise et prédit que « cette analyse va être podcastée un certain nombre de fois par les enseignants chercheurs ».

Mais, quelques minutes plus tard, patatras ! L’union sacrée vole en éclats. Le même Alexandre Adler fusille le « Conseil national des universités » (CNU), icône des syndicats. Il tonne : « Le drapeau noir est sur la marmite. Qui sont ces illustres pères conscrits du CNU ? Regardez par exemple en philosophie, ce qu’ils ont fait. Ils ont exilé absolument tous les talents, et loin, de l’autre côté de l’Atlantique (..). Vous croyez qu’on va donner le pouvoir à des cocos pareils ». Et il conclut : « Il faut réhabiliter les mandarins… ». On imagine que Laurence Giavarini a dû rire jaune…

EXCES RHETORIQUE ET DRAMATISATION EXCESSIVE

Ceci n’est qu’un exemple des collusions temporaires qui peuvent s’établir sur la base de malentendus profonds entre de fieffés réactionnaires et des collègues de la mouvance radicale. Il faut dire que ceux-ci ne sont pas en reste d’excès rhétorique. Le déchaînement contre le « processus de Bologne » en est un bon exemple[8]. Cette harmonisation des études européennes, appliquée dans 46 pays, a été lancée sous un gouvernement de gauche, sans susciter de levée de boucliers. Ce processus inspiré par des valeurs de coopération et d’échange, visait à (re)construire un « espace européen de l’enseignement supérieur ». On peut être un peu déçu par les résultats du processus au bout de dix ans : les diplômes conjoints sont encore peu nombreux, la mobilité étudiante stagne ; le passage au LMD en France est une réforme « top-down », mais sa mise en œuvre a été réalisée par la collégialité universitaire. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle n’a pas constitué une révolution, les universités s’attachant pour l’essentiel à « repeindre » les cursus existants, en leur rajoutant souvent une couche, ce qui a rendu la transformation coûteuse. Mais pas de quoi dramatiser comme le fait Geneviève Azam[9], maître de conférences à l’université Toulouse 2 et membre d’Attac. Pour elle, le processus de Bologne n’est qu’une étape (avec la stratégie de Lisbonne, la LOLF, la LRU…) du complot ultralibéral qui vise à la privatisation et à la marchandisation de l’enseignement supérieur. Il serait d’ailleurs orchestré par un groupe de grands patrons, avec la complicité de la Commission européenne. Vraiment, le processus de Bologne ne mérite ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. Etre universitaire ne veut certainement pas dire être bon politique, et on pourrait citer bien d’autres discours qui déconsidèrent pareillement le mouvement actuel par leur caractère excessif et déconnecté du réel.   

On retrouve cette volonté de dramatisation dans certaines formes d’actions. Ainsi la « ronde des obstinés »[10] qui est en soi une forme d’action originale, prend un caractère excessif quand on veut en faire un va-tout du mouvement pour « faire capituler » le gouvernement, en établissant un parallèle avec la «ronde des folles de mai » à Buenos-Aires, par laquelle des mères désespérées réclamaient des nouvelles de leurs fils arrêtés par la dictature. Il y a quelque déraison à faire cette comparaison. Les problèmes de statut des fonctionnaires universitaires, de formation des enseignants, de gouvernance universitaire…, si graves soient-ils, ne méritent pas ce niveau de dramatisation. Et il ne faut pas s’étonner si le pays et les médias, tétanisés par les conséquences sociales de la crise économique, n’y accordent pas une grande attention, ceci d’autant plus que la moitié de la jeunesse française n’est pas concernée par l’enseignement supérieur.    

ORGUEIL ET EGOISME

Un trait marquant de la « maladie » de notre corporation est « l’infatuation égoïste » – peut-être un trait en contrepoint de notre « misère ». Cela peut aller assez loin. A titre d’exemple - un peu caricatural - je citerai ces extraits d’un message de Pedro Cordoba[11]  maître de conférences à l’université Paris 4 :

« La question des examens ne peut plus être éludée par des attitudes dilatoires. En fonction de l’échelonnement des vacances de Pâques, elle sera réglée dans les deux semaines à venir. (..) Darcos et Pécresse font le pari que, mis au pied du mur, les grévistes finiront par renoncer. Au nom de l’intérêt de leurs étudiants qu’on ne peut pas « prendre en otages ». Ce discours du conformisme idéologique propre aux « démocraties du consensus » est aussi un discours de la bêtise. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner les choses froidement. Qui a intérêt à ce que les examens aient lieu ? Nos étudiants et nous-mêmes, bien sûr. Mais aussi le gouvernement. Et à un point infiniment plus élevé. Trois raisons à cela. La première est d’ordre politique : il y aurait des affrontements entre étudiants grévistes et non-grévistes et qu’elles soient de gauche ou de droite, les « démocraties du consensus» ont horreur de la violence. Elles ont oublié que la violence a toujours été le seul moteur de l’histoire. La deuxième raison est d’ordre économique : l’enseignement supérieur met tous les ans sur le marché une cohorte de 500.000 diplômés. Les plus « intéressants » pour « l’économie de la connaissance » ne sont pas concernés par le mouvement actuel : élèves des écoles d’ingénieurs et de commerce. Les universités elles-mêmes ne sont pas toutes touchées de façon uniforme. Mais on peut considérer qu’il manquerait entre 200.000 et 300.000 diplômés, ce qui affecterait lourdement les possibilités de récupération après la crise (vers 2011). La troisième raison est d’ordre budgétaire : elle est la plus importante – en tout cas la plus décisive puisque nos gouvernants, comme de vulgaires traders, calculent désormais à très court terme. Si les examens n’ont pas lieu, cela signifie que les étudiants devront recommencer ce semestre. C’est bien pourquoi nos étudiants sont inquiets. Mais les conséquences de ce phénomène seraient, pour le gouvernement, bien plus cataclysmiques. Il y aurait par la force des choses environ un million de redoublants (on ne parle plus de diplômés mais d’étudiants à tous les stades du cursus). Les redoublants coûtent cher. (..) Ce serait comme si la moitié du budget annuel de l’université avait été dépensé en pure perte. Cet aspect de la question n’est jamais évoqué par le gouvernement ou par la presse. J’ai pu constater, en discutant avec des collègues, que personne ne posait non plus parmi nous le problème en ces termes, les seuls pourtant qui soient froidement objectifs. La conclusion est capitale pour le bras de fer qui s’engage désormais. Si nous ne cédons pas les premiers au nom d’une attitude compassionnelle envers les étudiants-victimes – autres notion à la mode par les temps qui courent – le gouvernement sera OBLIGE de céder. Il n’a pas d’autre possibilité. La dissymétrie est telle dans les risques encourus par les uns et les autres qu’il ne faut pas hésiter. La raison doit primer sur les bons sentiments ».

Ce discours « à la Pol Pot » se passe de commentaires. Tout au moins peut-on s’inquiéter que son auteur ait l’ambition de « reconstruire l’école »…

SECTARISME EMOTIONNEL

Si l’on faisait abstraction du contexte émotionnel du mouvement actuel, la campagne lancée contre le journal Le Monde ferait carrément froid dans le dos. A l’initiative de Jérôme Valluy, maître de conférences à Paris 1, une « charte de bonne conduite vis-à-vis du journal Le Monde »[12] a été proposée, qui est un catalogue de « mesures techniques » recommandées pour nuire au journal de façon à le faire changer de ligne. C’est un document qu’on croirait sorti des archives soviétiques… Et pourquoi cette hargne ? Le Monde qui était naguère présenté par la droite comme la « Pravda » de la bourgeoisie universitaire, est accusé aujourd’hui d’être passé à l’ennemi et de s’être rangé du côté du gouvernement. « La rédaction du journal Le Monde a fait le choix politique depuis trois mois de se construire comme un adversaire résolu du mouvement universitaire, d’occulter systématiquement aux yeux de ses lecteurs les raisons légitimes de cette défense de l’université et de la recherche : la liberté de production et de diffusion des savoirs ». Cette affirmation est démesurée, mais à supposer même qu’elle soit fondée, qu’est-ce qui autoriserait des intellectuels attachés à « la liberté de production et de diffusion des savoirs » à vouloir censurer une expression qui leur serait défavorable, en dictant leur règle de conduite aux lecteurs ? On croit rêver ! Mais on cauchemarde quand on nous dit que beaucoup de collègues adhèreraient à cette campagne. Je suis un lecteur assidu du blog de Libération alors que, bien souvent, je trouve qu’il exagère, mais mon sang se coagule à l’idée que son auteur pourrait en changer une virgule sous la pression d’un quelconque lobby

CONCLUSION

Certes, beaucoup d’universitaires ne se reconnaîtont pas dans le portrait - sans doute trop pessimiste - que je brosse de notre corporation. Mais le fait est que ceux-là ne s’expriment pas publiquement ou bien sont inaudibles. Je ne prétends d’ailleurs pas avoir décrit une réalité statistique, mais seulement explicité un incontestable malaise. En face de la vision industrialiste de Sarkozy, et derrière le refus de règles collectives imposées, il y a une défense forcenée des individualismes et des identités catégorielles. Signe de la « misère » d’un milieu habitué à des « stratégies de survie » ? Peut-être ! Mais il serait temps de prendre la mesure des défis auxquels l’Université est confrontée et de réaliser que l’avenir et le renforcement des établissements d’enseignement supérieur et de recherche ne se réduit pas à la défense multiforme des statuts individuels.




[1] Le « Collectif pour la défense de l’Université » (CDU) est un groupe qui rassemble principalement des juristes, sur des positions plus conservatrices que QSF.

[5] Ibid.

[11] Ce message a été diffusé à la liste de préparation des coordinations nationales. Pedro Cordoba est également président de l’association « Reconstruire l’école » et s’était illustré, il y a quelques années, par une lutte acharnée contre les IUFM.