- JFM’s blog - http://jfmela.free.fr/jfmblog -

Orientations et désorientations de la stratégie de recherche et d’innovation

Posted By JFM On 5 octobre 2008 @ 12:49 In Innovation, Société, Universités | Comments Disabled


LA STRATEGIE NATIONALE DE RECHERCHE ET D’INNOVATION

La ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a donné un certain relief au lancement d’une opération (présentée en conseil des ministres le 3.09.08) qui devrait conduire, d’ici mars 2009, à la définition d’une [1] “stratégie nationale de recherche et d’innovation”. La mise en place de cette stratégie a été recommandée par le « Conseil de modernisation des politiques publiques » qui pointe « la nécessité pour la France d’identifier des priorités de recherche au niveau national en fonction des besoins de la société, des défis scientifiques à relever, et des marchés porteurs pour les entreprises »[2] [1].

Lancé en juillet 2007, le « Conseil de modernisation des politiques publiques » est un véritable état-major des réformes. Vingt-six équipes d’audits, composées d’auditeurs issus des inspections générales et du secteur privé, soit plus de 300 personnes, ont été constituées pour passer en revue l’ensemble des missions de l’Etat. A l’issue de cette analyse, des scénarios de réforme sont élaborés pour chaque secteur et soumis pour validation au « Conseil de modernisation des politiques publiques » qui réunit l’ensemble du gouvernement sous la présidence du président de la République. La lecture des fiches relatives à chaque ministère est très instructive car on y explicite l’idéologie sous-jacente. 

La fiche qui nous intéresse s’intitule : [3] « Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche à l’œuvre pour mieux positionner la France dans l’économie de la connaissance ». Cette politique se veut une déclinaison de la fameuse « stratégie de Lisbonne ». L’excellence universitaire et académique est envisagée comme un atout majeur des pays développés dans la compétition économique mondiale. Le renforcement des moyens (élément essentiel de la stratégie de Lisbonne, dont la concrétisation se fait attendre) reste subordonné à la modernisation des structures et des modes de fonctionnement.

S’agissant de l’opération évoquée au début, elle consistera, tous les quatre ans, à demander à des comités d’experts de faire des propositions pour établir les priorités du gouvernement en matière de recherche et d’innovation. Il s’agit notamment d’afficher les « défis » auxquels on veut répondre. Dans le document [4] “stratégie nationale de recherche et d’innovation” on classe les défis en 4 familles : les défis sociétaux, les défis de la connaissance, les défis liés à la maîtrise des technologies nouvelles, les défis organisationnels. Cette nomenclature à la Prévert ne manque pas de laisser perplexe, tant les différentes catégories sont imbriquées. On rajoute que le nombre de défis à relever sera volontairement limité à 20 ! Dans ces conditions, on devrait pouvoir en dresser la liste sans qu’il soit besoin de réunir le ban et l’arrière-ban des experts. D’ailleurs, à quoi sert le Haut Conseil de la Science et de la Technologie ?  De fait il s’agit davantage de l’affirmation d’ambitions politiques que de stratégie de recherche.

Sur la base de ces « défis et enjeux identifiés », on mettra en place des « groupes thématiques », sans oublier - époque oblige - un « espace collaboratif sur internet »[5] [2]. On peut supposer que les groupes thématiques seront chargés de décliner les 20 défis en objectifs de recherche, voire en programmes finalisés. C’est un exercice délicat qui comprend des aspects de prospective. Et s’agissant des innovations du futur, l’histoire est là pour nous apprendre la vanité des exercices de prospective depuis le fameux « rapport de 1937 », commandé par Roosevelt à deux ou trois cents chercheurs pour tenter de sortir de la dépression. Celui-ci a fait depuis lors l’objet de nombreuses analyses[6] [3]. Il en ressort que les auteurs du rapport ne s’étaient pas trompés dans le domaine des innovations qui avaient déjà démarré, mais n’avaient pas vu les innovations de rupture : énergie nucléaire, laser, ordinateur, moteur à réaction, radar, antibiotiques, ni bien sûr le code génétique… Sans doute la période de temps sur laquelle porte l’opération pilotée par Mme Pécresse est-elle bien plus courte que celle de Roosevelt, mais les risques sont de même nature.

La ministre insiste sur le fait que beaucoup de pays, notamment européens, se sont lancés dans des opérations comparables. En fait les situations sont très différentes d’un pays à l’autre. Nul doute qu’une réflexion sur la stratégie de recherche et d’innovation s’impose partout. Toute la question est de savoir comment et à quel niveau elle est conduite, sur quoi elle porte et sur quoi elle débouche[7] [4]. Paradoxalement[8] [5] la France a une approche très dirigiste et technocratique en la matière, avec l’idée que « quelle que soit la qualité des réflexions issues de la communauté scientifique, celles-ci restent trop morcelées, parfois trop éloignées des grands enjeux socio-économiques et surtout insuffisamment coordonnées »[9] [6]. On peut douter cependant de la méthode qui consiste à mettre autour d’une table quelques experts pendant un temps limité. Et l’on peut craindre que le résultat attendu pour mars 2009 ne soit finalement assez formel.[10] [7]

Pour ce qui est des réformes, cela devient un leitmotiv : il faut « coordonner nos efforts autour de priorités bien définies », réaliser une « adéquation de l’effort de recherche avec les attentes de nos concitoyens », « optimiser le système pour qu’ils en aient pour leur argent » [11] [8].

LE ROLE DES UNIVERSITES

Dans ce contexte on attend des universités qu’elles répondent plus étroitement aux besoins de l’économie et qu’elles contribuent plus directement aux processus d’innovation. Ce faisant, ne fait-on pas un contresens majeur sur le rôle des universités ? Un certain nombre de voix s’élèvent en ce sens, qui viennent précisément de ces « universités de recherche » que l’on entend mobiliser et privilégier pour gagner la bataille de « l’économie de la connaissance ».

La [12] League of european research universities” (LERU)[13] [9] vient de publier un long texte au titre explicite : “What are universities for ? »[14] [10], qui fait un peu le tour de la question. Le ton de ce texte est à rapprocher du fameux [15] discours inaugural de Mme Drew Faust, présidente de Harvard. Il s’agit d’un texte très critique à l’égard des politiques des gouvernements européens et de la Commission européenne. Mais cette critique n’est pas une attaque du système politico-économique ; c’est une critique interne où l’on entend montrer que les moyens envisagés ne servent pas les objectifs affichés.

L’Union européenne veut promouvoir une modernisation de l’université comme condition essentielle du succès de la « stratégie de Lisbonne » qui vise à faire de l’Union européenne « l’économie la plus dynamique et compétitive, basé sur la connaissance ». Et la Commission européenne a défini le rôle des universités comme « l’exploitation du triangle de la connaissance : recherche, éducation, innovation ».

On cherche à piloter les universités pour en faire des instruments d’une politique publique économique et sociale. Ceci comprend la mise en œuvre de contrôles et d’incitations financières. Ce qu’affirme le texte de la LERU, c’est que l’accent qui est ainsi mis sur les universités par les politiques publiques méconnaît leur véritable fonction dans la société, qui est beaucoup plus large. L’idéologie qui sous-tend ces politiques est un sérieux contresens qui est en train de saper les processus mêmes qui pourraient produire les bénéfices espérés[16] [11].

Beaucoup de gouvernements ont adopté une adopté une vision réductrice de la relation entre les universités et l’économie. En matière d’éducation, les universités ne sont pas des entreprises qui fournissent un produit bien défini, selon un processus de production standardisé. Beaucoup des qualités appréciées des gouvernements (esprit d’entreprise, capacité managériale, leadership, vision, travail en équipe, adaptabilité, application concrète de compétences techniques) ne sont pas des caractéristiques premières, mais dérivent de qualités plus fondamentales. L’assurance qualité ne mesure pas la qualité de l’enseignement, mais seulement des aspects secondaires qui lui sont liés. Le texte de la LERU explicite assez bien tout ce qui fait la qualité d’une éducation universitaire.

·LA PLACE DES UNIVERSITES DANS LE PROCESSUS D’INNOVATION

Pour revenir à la stratégie de recherche et d’innovation, l’accent est constamment mis sur le rôle que doivent avoir les universités comme vecteurs de l’innovation et du développement économique. Une question cruciale est de savoir dans quelle mesure cette vision est juste. Certes les universités peuvent contribuer à l’innovation (et elles le font) mais il est important de comprendre de quelle nature est leur contribution, et non pas de prétendre que les universités pourraient être des pilotes de l’innovation, voire que cela pourrait être leur principale raison d’être. En réalité, l’innovation est un processus économique lié au marché dans lequel les universités ne peuvent jouer qu’un rôle mineur.

C’est un mythe assez répandu que le premier déficit de l’innovation, c’est de ne pas savoir exploiter les inventions de la recherche, et que pour combler ce déficit, les universités devraient devenir des acteurs plus directs de l’innovation. En fait le rôle de l’université dans l’innovation est plutôt de développer le capital humain à tous les niveaux[17] [12], de contribuer aux ressources intellectuelles et culturelles d’un territoire, de manière à encourager l’investissement dans les entreprises de haute technologie, à stimuler l’activité entrepreneuriale…

Comment les « systèmes d’innovation » devraient-ils être structurés, et quel devrait être le rôle des universités là dedans ? L’idée qu’il y aurait un seul modèle reproductible, est un concept qui séduit les politiques, mais c’est une erreur. Les systèmes d’innovation peuvent mieux s’envisager comme des « écosystèmes » variés. Ceci disqualifie les interventions génériques des gouvernements ou de la Commission européenne, qui adoptent un point de vue prescriptif pour les processus et les structures d’innovation[18] [13].

Ainsi il est difficile de reproduire la Silicon Valley. L’exemple souvent cité de la Silicon Valley et de Stanford est beaucoup plus subtil et complexe qu’on ne le croit. C’est un mélange d’aventure capitaliste, de compétences techniques et juridiques, de ressources humaines qualifiées, de politique publique à l’échelon local ou fédéral, d’une culture entrepreneuriale ancienne, et peut-être aussi du contexte géographique et climatique de la Califormie… La part des universités là-dedans est difficile à mesurer. Frederick Terman, vice-président de Stanford, qui est présenté comme l’un des pères de la Silicon Valley, a été incapable de reproduire cette expérience dans l’environnement pourtant très propice du New Jersey, pas plus d’ailleurs qu’au Texas…

Dans le même ordre d’idées, la création de l’entreprise Googgle n’entre pas dans les schémas qu’on nous propose en Europe. Voilà deux étudiants de Stanford, Sergey Brin et Larry Page, qui n’ont même pas soutenu leurs thèses, et qui créent une entreprise innovante au succès rapide et spectaculaire. La base scientifique de leur projet n’était pas une découverte récente, résultat d’une recherche de haut niveau[19] [14]. Leur réussite repose sur leur talent à mobiliser des capitaux et des diplômés sur une idée astucieuse, à développer à partir de rien une ingénierie performante au service de cette idée… On est loin des « pôles de compétitivité » à la française[20] [15].

EN CONCLUSION

A une époque où l’on se gargarise « d’économie de la connaissance », on se satisfait d’une connaissance très sommaire des processus d’innovation qui sont beaucoup plus subtils que les politiques ne le pensent. Ils se prêtent mal à la planification et à la normalisation. Les sciences humaines et sociales qui étudient les processus qui gouvernent le comportement des individus et des groupes, pourraient apporter là-dessus un éclairage précieux, dépassant l’approche technocratique.

Il est illusoire d’attendre des universités qu’elles soient des moteurs de la croissance et de grands générateurs de richesse, conduisant à la prospérité économique, à une meilleure qualité de vie… En réalité les universités ne peuvent être qu’une partie du processus produisant une « économie de la connaissance ». Tandis que c’est la globalité de l’entreprise universitaire qui est importante.




[23] [2] Cet espace collaboratif « sera mis à la disposition de la communauté scientifique et du public », la communauté scientifique se voyant, semble-t-il, assimilée au public…

[24] [3] C. Susskind, A. Inouyé : Le rapport de 1937. Culture technique n°10 (1983).

[25] [4] En Grande Bretagne la réflexion stratégique porte plutôt sur les dispositifs organisationnels. Ainsi la réflexion du « Research councils UK strategy group » porte sur les procédures de financement par les agences (research councils) au regard de certains objectifs.

[26] [5] Au moment où l’on entend décentraliser la recherche autour des universités.

[29] [7] Dans le passé, lorsque la France a affirmé une grande ambition comme par exemple sur le nucléaire, c’est au sein de l’organisme créé à cette fin (en l’occurrence le CEA) que la stratégie a été réellement construite par les acteurs, scientifiques et administrateurs, le pouvoir politique faisant les grands choix.

[30] [8] Valérie Pécresse : Tribune dans Les échos du 3 septembre 2008.

[31] [9] La LERU est une association « élitiste » de 20 universités européennes très actives en recherche. Fondée en 2002, on pourrait la rapprocher de la « Ivy League » américaine, mais elle n’a pas eu jusqu’ici une importance comparable. Les 3 universités françaises qui en sont membres sont les universités Pierre et Marie Curie, Paris-Sud, et Louis Pasteur.

[32] [10] G. Boulton, C. Lucas. What are universities for ? LERU (sept. 2008). Geoffrey Boulton est vice-président de l’université d’Edinburgh et coordinateur du groupe de travail de la LERU sur la politique de recherche de l’Union Européenne.

[33] [11] Ibid.

[34] [12] C’est la qualité du staff à tous les niveaux qui est déterminant dans la compétitivité économique

[37] [14] Le principe de leur moteur de recherche repose sur des mathématiques de niveau du master. Voir J-F Méla : La hiérarchie selon Google. La Recherche (hors série, décembre 2007).

[38] [15] Dans les pays anglo-saxons on voit plutôt se développer des « Knowledge Intensive Business Services » (KIBS). Voir à ce sujet  [39] Danièle Blondel : Les pôles sont dépassés, place aux KIBS.


Article printed from JFM’s blog: http://jfmela.free.fr/jfmblog

URL to article: http://jfmela.free.fr/jfmblog/?p=71

URLs in this post:
[1] “stratégie nationale de recherche et d’innovation”: http://jfmela.free.fr/jfmblog/wp-content/strategie_nationale_de_recherche_et_d_innovation_pourquoi_c
omment_34519.pdf

[2] [1]: #_ftn1
[3] « Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche à l’œuvre pour mieux positionner la France dans l’économie de la connaissance »: http://www.rgpp.modernisation.gouv.fr/index.php?id=73&tx_ttnews[tt_news]=268&tx_ttnews[backP
id]=94&cHash=b8866c1055

[4] “stratégie nationale de recherche et d’innovation”: http://jfmela.free.fr/jfmblog/wp-content/strategie_nationale_de_recherche_et_d_innovation_pourquoi_c
omment_34519.pdf

[5] [2]: #_ftn2
[6] [3]: #_ftn3
[7] [4]: #_ftn4
[8] [5]: #_ftn5
[9] [6]: #_ftn6
[10] [7]: #_ftn7
[11] [8]: #_ftn8
[12] “League of european research universities” (LERU): http://www.leru.org/
[13] [9]: #_ftn9
[14] [10]: #_ftn10
[15] discours inaugural de Mme Drew Faust: http://www.president.harvard.edu/speeches/faust/071012_installation.html
[16] [11]: #_ftn11
[17] [12]: #_ftn12
[18] [13]: #_ftn13
[19] [14]: #_ftn14
[20] [15]: #_ftn15
[21] [1]: #_ftnref1
[22] Communiqué du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (3 septembre 2008): http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid22375/communication-sur-la-strategie-nationale-de-re
cherche-et-d-innovation.html

[23] [2]: #_ftnref2
[24] [3]: #_ftnref3
[25] [4]: #_ftnref4
[26] [5]: #_ftnref5
[27] [6]: #_ftnref6
[28] “Stratégie nationale de recherche et d’innovation”: http://jfmela.free.fr/jfmblog/wp-content/strategie_nationale_de_recherche_et_d_innovation_pourquoi_c
omment_34519.pdf

[29] [7]: #_ftnref7
[30] [8]: #_ftnref8
[31] [9]: #_ftnref9
[32] [10]: #_ftnref10
[33] [11]: #_ftnref11
[34] [12]: #_ftnref12
[35] [13]: #_ftnref13
[36] G. Boulton, C. Lucas. What are universities for ? LERU (sept. 2008).: http://jfmela.free.fr/jfmblog/wp-content/role-des-universites-leru-0908.pdf
[37] [14]: #_ftnref14
[38] [15]: #_ftnref15
[39] Danièle Blondel : Les pôles sont dépassés, place aux KIBS: http://www.innovationlejournal.fr/spip.php?article1696

Copyright © 2007 JFM's blog. All rights reserved.