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La réforme ? Quelle réforme ?

Posted By JFM On 19 février 2013 @ 22:36 In Autonomie, Universités, Gouvernance | Comments Disabled

Ce texte développe un exposé que j’ai fait lors d’une séance du [1] Séminaire Politiques des Sciences intitulée « Les libertés universitaires (collégialité, liberté de la recherche…) malmenées dans la réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche ? »

Sous le titre provocateur du séminaire, de quelle réforme parle-t-on ? De celle qui se prépare et dont les premières versions nous parviennent ? De la réforme de 2007 qui sera amendée mais pas purement et simplement abrogée ? Ou, plus généralement, d’un processus de réforme qui progresse dans l’université française depuis des années ? Il ne s’agit pas de choix politiques où la gauche et la droite s’affronteraient clairement. Ainsi la LRU se référait à l’autonomie, mais l’autonomie avait été naguère une valeur prônée par certains à gauche : on peut se référer, par exemple, au rapport du Collège de France intitulé [2] « Propositions pour l’enseignement de l’avenir », rédigé par Pierre Bourdieu au nom de ses collègues et remis en 1985 à François Mitterrand. Il contient un vibrant plaidoyer pour l’autonomie dans tous les ordres d’enseignement, mais spécialement dans l’enseignement supérieur[3] [1].

Cette perspective d’autonomie des établissements, qui est en rupture avec la tradition « jacobine » française, est évidemment centrale et conflictuelle dans l’évolution de notre système d’enseignement supérieur et de recherche depuis des années.

Une réforme sous le règne de la confusion

Dans la question posée, j’entendrai donc le mot « réforme » dans un sens plus large que la réforme actuelle en préparation. Je m’intéresserai plus particulièrement à la gouvernance universitaire, et à l’équilibre entre les préoccupations gestionnaires et les libertés académiques, en partant de la situation actuelle, et en me référant à ma propre expérience d’ancien président d’université.

On trouvera pas mal d’universitaires et de chercheurs qui campent sur une position de retour au statu quo ante LRU, en invoquant la « démocratie universitaire ». Il faut s’entendre sur ce terme dans la mesure où l’université n’appartient pas aux universitaires. Dans le passé, il s’est plutôt agi d’une forme de « syndicalisme » au sein d’une institution largement pilotée par l’Etat, et où le conseil d’administration d’une université ressemblait davantage à un comité d’entreprise qu’à un véritable conseil exécutif. Cela ne voulait pas dire que le président n’avait pas de pouvoir, mais son autorité tenait surtout au fait qu’il était l’interlocuteur unique du pouvoir central et le négociateur avec lui de toutes les affaires importantes[4] [2].

Mais cette situation institutionnelle n’était plus tenable dès lors qu’on donnait une plus large autonomie aux universités qui devenaient décisionnaires dans beaucoup de domaines jusque-là réservés au pouvoir central ou à des comités nationaux. Et, là-dessus, je suis convaincu qu’il n’y aura pas de retour en arrière ; il suffit de contempler le panorama mondial des universités. Et l’on ne peut guère prétendre, d’ailleurs, qu’un système hyper-centralisé favorise les libertés universitaires.  

Dans la réforme de 2007, on a parachuté une forme de gouvernement « entrepreneurial », en prétendant s’inspirer de la gouvernance des universités américaines, ce qui relève d’une méconnaissance complète du système d’outre-Atlantique. Si l’on compare à la situation américaine, on a donné au président français non seulement les pouvoirs d’un président d’université, mais ceux d’un président de conseil exécutif (board of trustees), d’un provost (chief academic officer), d’un président du Sénat académique, mais aussi des pouvoirs qui sont ceux des deans des écoles (colleges, graduate schools, law schools, business schools…)[5] [3]. Il serait intéressant de poursuivre la comparaison avec les Etats-Unis : Les recrutements et promotions sont proposés par les départements et les facultés, filtrés par un comité du Sénat, et remontent au provost et/ou au président, sans intervention du board of trustees. Le président a généralement le droit de veto, mais il ne l’exerce que très exceptionnellement, après négociation avec un comité du Sénat. L’essentiel de la gestion académique dépend de l’auto-régulation (self-policing) des départements et des facultés, sous le contrôle du Sénat.[6] [4]

On propose aux universités françaises un modèle de management inapproprié et dépassé, celui de l’entreprise centralisée, alors que les entreprises les plus innovantes aujourd’hui savent s’organiser en cellules autonomes et autorégulées (Apple, Google, Siemens…)[7] [5].

La liberté académique, c’est avant tout la liberté de mener ses recherches, de conduire ses enseignements, et le fait d’être jugé par ses pairs sur ses résultats, ses projets, ses méthodes. Aux Etats-Unis, l’academic freedom est un principe qui s’impose à la gouvernance universitaire. En France la tradition reste à construire. Nous avons bien un « principe constitutionnel d’indépendance des professeurs » (« principe fondamental reconnu par les lois de la République ») mais il a un caractère juridique assez formel (et à géométrie variable).[8] [6]

L’université n’est ni une entreprise, ni une « république des professeurs ». Ce n’est pas une « république » car elle n’appartient pas aux universitaires. Il faut prendre en compte la société, les pouvoirs publics et les autres partenaires. Ceci est d’autant plus vrai que l’enseignement supérieur s’est massifié et que, par ailleurs, les pouvoirs publics ont le souci (qui n’est pas illégitime) de voir l’université contribuer à répondre aux besoins économiques et sociaux de la nation. On attend de l’université une volonté stratégique. Il en résulte une tension entre la tradition collégiale et l’introduction d’une rationalité plus managériale. Cependant une université ne vaut que par ses professeurs et ses chercheurs et par la liberté académique dont ils disposent. Il ne sert à rien de vouloir la faire fonctionner comme une entreprise. Trouver un juste équilibre entre collégialité et gouvernance, est un défi majeur.

Une grande faiblesse de la LRU c’est de ne pas avoir su clairement distinguer entre ce qui relève de l’administration et de la gestion, et ce qui relève du domaine scientifique et pédagogique qui doit demeurer de la compétence exclusive de la communauté académique. Il est vrai que beaucoup de décisions importantes comme le choix des sujets de recherche ou le contenu des cours, sont prises de manière continue et décentralisée par les enseignants chercheurs. Mais ce « principe de subsidiarité » reste implicite.

Une réforme qui ne franchit pas le cap de la séparation des pouvoirs ;

Dans une institution universitaire, la collégialité, l’auto-régulation, ne s’improvisent pas ; elles supposent une séparation des pouvoirs. Il faut rechercher un équilibre entre trois niveaux :

  •  Un conseil exécutif chargé de définir les grandes orientations, de fixer les règles de fonctionnement, et qui a la responsabilité des grands équilibres matériels et humains.
  • Un président et son équipe, dont on attend qu’ils soient des stratèges et de bons administrateurs, sous le contrôle du conseil exécutif.
  • La communauté académique qui exerce ses compétences propres au travers des départements et de comités académiques ayant de réelles prérogatives.

C’est cet équilibre qu’il faudrait être capable de mettre en place dans nos universités. Pour l’instant on est encore sous le règne de la confusion.

Dès lors que le CA est un véritable conseil exécutif, il doit comprendre des représentants de l’Etat, des collectivités territoriales, des établissements partenaires dans le cas d’une fédération, ainsi que des personnalités qualifiées. Dans les conseils exécutifs de la plupart des universités dans le monde, les élus des personnels et des étudiants sont en minorité. C’est le cas en France dans les conseils d’administration de la plupart des grandes écoles et, ne l’oublions pas, aussi dans ceux des organismes de recherche. Ainsi le CA du CNRS comprend : 4 élus, 3 représentants de l’Etat, 1 représentant de la CPU, 12 personnalités désignées par le ministre chargé de la recherche (4 en raison de leur compétence scientifique, 4 représentatives du monde du travail, 4 en raison de leur compétence économique et sociale). Mais les questions scientifiques sont du ressort du Comité National qui a une majorité d’élus.

Cette question est très sensible chez nous car il y a confusion des pouvoirs. Avoir une minorité d’élus au CA apparaîtrait comme une menace pour les libertés académiques. Dans l’hypothèse d’une minorité d’élus, un compromis possible serait une « règle des trois tiers » : un tiers d’élus et un tiers de membres de droit, qui cooptent ensemble le troisième tiers de personnalités extérieures, choisies pour leurs compétences et leur indépendance.

On pourrait plus facilement admettre un CA avec une minorité d’élus si l’on avait, en contrepartie, un « conseil académique » principalement composé de représentants élus,  et disposant d’une forte délégation de pouvoirs sur tous les sujets académiques (création et reconduction de formations, de laboratoires de recherche, processus d’évaluation de leur qualité, recrutement et promotion des professeurs…).

Le projet actuel fait un pas dans cette direction mais ne franchit pas le cap. S’agissant du CA, on reste très proche du système antérieur. A côté d’une majorité d’élus, il n’y a pas de représentant de l’Etat et les seuls membres de droit sont deux représentants de collectivités. Cependant le conseil d’administration compterait 8 personnalités extérieures (sur un effectif de 24 à 34 membres) qui participeraient désormais à l’élection du président. Mais comment seront-elles choisies ? Après avoir annoncé qu’elles seraient désignées par le recteur, la ministre a fait machine arrière, disant qu’elles seraient « désignées par l’université préalablement ». On ne comprend pas bien ce que cela veut dire : est-ce que les personnalités seront désignées par les membres élus du CA ? Sur proposition de qui ? Certainement pas du président si les personnalités extérieures doivent participer à l’élection de celui-ci !

Par ailleurs, le projet de loi envisage bien la constitution d’un Conseil académique par fusion du CS et du CEVU, (Conseil qui pourrait ensuite être divisé - ou non - en sections). Ce conseil comprendrait 40 à 80 membres : avec trois-quarts de représentants élus des personnels (dont un tiers de professeurs), des doctorants et un grand nombre d’étudiants (25 à 30%). D’après les premières versions du projet de loi, il serait décisionnaire sur les règles relatives aux examens, les questions individuelles de recrutement, d’affectation et de carrière des enseignants-chercheurs et personnels assimilés. Egalement sur les mesures sur l’orientation des étudiants, la validation des acquis, les activités culturelles ou encore les conditions de vie et de travail des étudiants. Sur la politique de recherche, son avis serait consultatif.

C’est la plus grande nouveauté du projet de loi. Cependant on peut craindre la très grande lourdeur de ce conseil et sa position de concurrence avec le CA, les deux conseils étant à majorité d’élus des personnels, et renouvelés simultanément, ce qui peut nuire à l’indépendance du Conseil académique. Dans une première version, il était prévu que le conseil académique ne serait pas présidé par le président (ce que la CPU avait jugé « inacceptable »). Mais la ministre n’a cessé de jeter du lest, disant notamment : « Il sera précisé dans le projet de loi que les modalités d’accès à la présidence du conseil académique seront définies par les statuts de votre université. Ce conseil pourra être composé à partir d’élections directes, ou à partir d’un CS et d’un CEVU : vos statuts en décideront. Dans la période transitoire, la seconde solution s’imposera et le conseil académique sera alors présidé par le président de l’université ». Si ça continue, on peut craindre que ce conseil finisse par n’être qu’un simple habillage de ce qui existe déjà. A l’opposé, si un véritable Conseil académique s’installe et siège en formation plénière avec 80 membres dont 24 étudiants, on peut être sceptique sur son efficacité. Dans les universités américaines, par exemple, le Senate agit au travers de ses comités dont les membres en nombre réduit sont désignés par l’exécutif du Senate, avec des attributions bien précises[9] [7]. 

On peut citer deux autres dispositions qui vont dans le sens d’une correction du système de gouvernance « présidentialiste » de la LRU :

1- L’abrogation de la « prime majoritaire » qui s’impose comme une « mesure de salut public ». Celle-ci donnait la majorité absolue à la liste arrivée en tête dans les élections du CA, et faisait ainsi du président un chef politique, leader du groupe majoritaire, sauf dans le cas où les résultats des élections étaient divergents pour les professeurs et les maîtres de conférences, ce qui faisait alors des étudiants des arbitres d’occasion et parfois « d’opérette ».

2- La procédure « d’impeachment », envisagée dans les [10] propositions du rapport final des Assises, est reprise dans le projet de loi sous cette forme : « La démission des deux tiers des membres titulaires du conseil d’administration emporte la dissolution de ce dernier et la fin du mandat du président ». Il serait plus significatif, du point de vue des libertés académiques, qu’une possibilité de censure soit attribuée au Conseil académique, plutôt qu’au Conseil d’administration. Il est vrai que le poids excessif des étudiants risquerait d’en faire une arme redoutable. Mais on doit imaginer que sur les sujets académiques de sa compétence, la communauté universitaire puisse censurer le président. A Harvard, en 2006, le président Larry Summers, ancien secrétaire du Trésor de Bill Clinton, fut contraint à la démission parce qu’il intervenait directement et brutalement dans la vie académique. Cette démission a résulté de l’opposition massive de la communauté académique, sans que ceci résultât explicitement des statuts de l’université. Ce qui montre que les mécanismes d’autorégulation peuvent s’exercer au-delà des dispositions règlementaires. Chez nous, c’est toute une tradition à construire….

Au terme de ce rapide tour d’horizon, on peut se poser la question du caractère « menaçant » de la réforme en cours. Malmène-t-elle les libertés académiques ? A vrai dire on aimerait bien qu’elle malmène quoi que ce soit !



[13] [2] On pourra lire l’article que j’ai écrit sous le titre [14] « Profession président » dans la revue « Images des Maths » du CNRS.

[15] [3] Antoine Compagnon, Leçons américaines in Le Débat n°156 (2009). On relira avec intérêt l’analyse comparative fine que fait l’auteur du système américain par rapport au système français.

[21] [6] On trouvera une analyse de cette délicate question dans l’article « [22] L’indépendance des professeurs fout le camp », écrit à l’occasion d’un arrêt rendu en 2010 par le Conseil constitutionnel, validant certaines dispositions de la loi LRU qui avaient fait l’objet d’une « question prioritaire de constitutionnalité ».

[23] [7] Voir [24] « La gouvernance partagée, ça peut marcher » où l’on donne l’exemple du Budget comittee de Berkeley, d’une dizaine de membres, qui examine et contrôle les propositions des départements et des facultés en matière de recrutements, de promotions, de salaires.


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[1] Séminaire Politiques des Sciences: http://pds.hypotheses.org/2056
[2] « Propositions pour l’enseignement de l’avenir »: http://www.acireph.org/acte_2_rapport_du_college_de_france_363.htm
[3] [1]: #_ftn1
[4] [2]: #_ftn2
[5] [3]: #_ftn3
[6] [4]: #_ftn4
[7] [5]: #_ftn5
[8] [6]: #_ftn6
[9] [7]: #_ftn7
[10] propositions du rapport final des Assises: http://www.letudiant.fr/educpros/actualite/enseignement-superieur-et-recherche-les-assises-au-rappor
t.html

[11] [1]: #_ftnref1
[12] « Autonomie : quelques propositions »: http://jfmela.free.fr/jfmblog/?p=147
[13] [2]: #_ftnref2
[14] « Profession président »: http://images.math.cnrs.fr/Profession-president.html
[15] [3]: #_ftnref3
[16] [4]: #_ftnref4
[17] « La gouvernance partagée, ça peut marcher »: http://jfmela.free.fr/jfmblog/?p=24
[18] « Un rêve américain »: http://jfmela.free.fr/jfmblog/?p=24
[19] [5]: #_ftnref5
[20] « Dérives du “Nouveau Management Public” dans l’enseignement supérieur et la recherche »: http://jfmela.free.fr/jfmblog/?p=57
[21] [6]: #_ftnref6
[22] L’indépendance des professeurs fout le camp: http://jfmela.free.fr/jfmblog/?p=196
[23] [7]: #_ftnref7
[24] « La gouvernance partagée, ça peut marcher »: http://jfmela.free.fr/jfmblog/?p=24

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