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L’indépendance des professeurs fout le camp

 Voir aussi le commentaire qui suit cet article.

Dans le mouvement de protestation contre la réforme de l’université, il a été parfois question du « principe constitutionnel d’indépendance » des professeurs (ou des enseignants chercheurs[1]). Ce principe est encore invoqué dans un récent arrêt du Conseil Constitutionnel validant certaines dispositions de la LRU qui avaient fait l’objet d’une « question prioritaire de constitutionnalité »[2]. Mais ce principe n’est jamais énoncé clairement et explicitement, ce qui ne manque pas de troubler des universitaires non juristes dont je suis. Pour répondre à ces interrogations, hasardons nous à exposer le fond de l’affaire[3].

Le préambule de la constitution de la Ve République renvoie explicitement à celui de la Constitution de 1946 qui réaffirme solennellement les droits et libertés consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, et introduit « les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». Le préambule cite certains principes politiques, économiques et sociaux, (comme l’égalité homme-femme, le droit de grève, le droit à l’emploi…), mais le principe d’indépendance des professeurs  d’université n’y figure pas. C’est le Conseil constitutionnel qui a fondé ce principe par sa jurisprudence.

La Constitution de 1958 (article 34) précise que les principes fondamentaux sont déterminés par la loi et le Conseil d’Etat a affirmé de son côté certains « principes de valeur législative », tel le principe d’indépendance du personnel enseignant de l’enseignement supérieur par rapport aux étudiants[4], comme résultant de la loi d’orientation de 1968. Valeur législative ou valeur constitutionnelle, on s’y perdrait un peu puisque les principes fondamentaux découlent de toute façon des lois de la République. Mais on conçoit que seul le Conseil Constitutionnel puisse conférer une « valeur constitutionnelle » à un « principe fondamental reconnu par les lois de la république ».

La loi d’orientation du 26 janvier 1984 (article 57) stipule : « Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et dans leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions de la présente loi, les principes de tolérance et d’objectivité ». Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit lorsqu’on parle du principe d’indépendance des professeurs. Le texte fondateur de ce principe semble être la décision du Conseil Constitutionnel du 20 janvier 1984, répondant à un recours de parlementaires contre le projet de la loi d’orientation de 1984. Cette fameuse décision inspirée, dit-on, par le doyen Vedel alors membre du Conseil, censure notamment une disposition qui prévoyait la désignation de l’ensemble des représentants des enseignants chercheurs dans les conseils par un collège électoral unique. Cet arrêt affirme l’indépendance des professeurs par rapport aux autres catégories d’enseignants chercheurs et d’enseignants. Dans ses considérants le Conseil Constitutionnel indique que ce principe d’indépendance  « résulte notamment des dispositions relatives à la règlementation des incompatibilités entre le mandat parlementaire et les fonctions publiques ». La loi organique du 24 octobre 1958 stipule en effet que « l’exercice des fonctions publiques non électives est incompatible avec le mandat de député » sauf pour les professeurs titulaires de chaires. La loi établit donc une nette distinction entre  les professeurs et les autres enseignants chercheurs. Par ailleurs la loi d’orientation de 1984 reconnaît aux professeurs des responsabilités particulières. L’arrêt du 20 janvier 1984 constitutionnalise cette indépendance des professeurs. Le Conseil Constitutionnel établit donc une nette distinction entre « une garantie générale d’indépendance des enseignants chercheurs fondée essentiellement sur l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et l’indépendance spécifique des professeurs fondée sur un principe fondamental reconnu par les lois de la République, qui ne concerne que les seuls professeurs »[5]. Mais l’arrêt du 28 juillet 1993 qui censure le projet de loi Fillon[6] est plus ambigu, considérant que le projet de loi « n’a pas assorti de garanties légales les principes de caractère constitutionnel que constituent la liberté et l’indépendance des enseignants chercheurs ». On a glissé des professeurs aux enseignants chercheurs. Cependant il est précisé « qu’en ce qui concerne les professeurs, la garantie de l’indépendance résulte en outre d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République ». Tout ceci est assez subtil !

Le principe d’indépendance sera décliné à plusieurs reprises par le Conseil d’Etat pour garantir aux professeurs « une représentation propre et authentique » qui respecte leur spécificité, ainsi que des procédures de recrutement, d’évaluation, de promotion…, dans lesquelles ils ne dépendent que de leurs pairs. Toutefois, dans beaucoup de cas dont il a eu à connaître, le Conseil d’Etat à donné son aval à des dispositions qu’on peut qualifier de « minimales », que ce soit pour la composition des conseils universitaires ou des commissions de spécialistes, pour les procédures de répartition des enseignements…[7]. Ce « grignotage » de l’indépendance des professeurs va culminer avec l’arrêt du 6 août 2010.

L’une des critiques faites à la LRU dans la saisine du Conseil constitutionnel était, par exemple, que les membres des comités de sélection appelés à apprécier les candidatures à un emploi de professeur sont désignés par le Conseil d’administration de l’université dans une formation non restreinte aux seuls professeurs et comportant des membres extérieurs à l’établissement. Le Conseil constitutionnel répond que le principe d’indépendance n’impose pas que toutes les personnes intervenant dans la procédure de sélection soient elles mêmes des enseignants chercheurs d’un grade au moins égal à celui de l’emploi à pourvoir. Dans l’arrêt, il n’est plus question du principe d’indépendance des professeurs, qui est donc implicitement remis en cause. Le Conseil mentionne le principe d’indépendance des enseignants chercheurs comme reposant sur un principe fondamental reconnu par les lois de la République[8]. Ainsi les enseignants chercheurs ont pris subrepticement la place des professeurs.

Que faut-il retenir de cet embrouillamini juridique ? On peut être étonné de voir un « principe constitutionnel » à géométrie si variable…, apparaître puis disparaître… Au-delà d’un principe général de liberté d’expression dans l’exercice des fonctions d’enseignement et de recherche, les choses se compliquent lorsqu’il faut concilier la tradition d’indépendance des chaires avec les nouvelles normes de gouvernance et de gestion des universités. Il faut bien dire que la LRU, par la confusion qu’elle installe entre les différents niveaux de compétences (conseil d’administration, présidence, comités académiques), contribue à compliquer le problème. Dès lors, par exemple, qu’on donne au conseil d’administration la capacité d’intervenir de façon directe dans les recrutements (désignation des comités de sélection, modification de leurs choix), il devient difficile de distinguer ce qui est académique de ce qui est « politique », et l’indépendance des professeurs devient un vain mot. Pour les héritiers des mandarins de jadis, les professeurs ne devraient se préoccuper de rien d’autre que de leur enseignement et leur recherche, sans s’impliquer dans les affaires collectives et la gestion de l’université. Dans cette optique, l’indépendance des professeurs renvoie à une université aujourd’hui disparue. Reste qu’on doit se préoccuper au premier chef des équilibres à l’intérieur des universités d’aujourd’hui, entre l’administration et la communauté académique d’une part, entre les différentes catégories de la communauté académique d’autre part. Mais faut-il invoquer la constitution pour cela ? L’exemple des meilleures universités d’outre atlantique montre que ces équilibres sont le fruit de l’auto-organisation bien plus que de la loi[9]. Quand on se penche sur l’histoire des universitaires et de leurs statuts[10], on réalise la complexité des situations, et on ne peut espérer s’en tirer en invoquant un principe, fut-il constitutionnel. Ceci étant dit, on peut déplorer, comme le fait Bernard Mathieu, que les professeurs d’université soient plus mal traités que d’autres corps de «la noblesse d’Etat» ; mais c’est une autre histoire !



[1] On verra que ce n’est pas la même chose.[2] Voir « L’avenir de l’autonomie » plus « Postscriptum », in JFM’s blog.

[3] Si l’on veut une référence plus autorisée (mais un peu plus technique)  on pourra consulter l’article de Bernard Mathieu, professeur de Droit à l’université Paris 1, publié dans La semaine juridique, Edition générale n° 36 du 6.09.10, et intitulé « De la disparition d’un principe constitutionnel : l’indépendance des professeurs ».

[4] Pour les arrêts du Conseil Constitutionnel ou du Conseil d’Etat, on trouvera de nombreuses références dans le blog JRCT administré par un doctorant de Droit.

[5] Bernard Mathieu, ibid.

[6] Ce projet de loi prévoyait que les établissements puissent déroger à la loi de 1984, remettant en cause les équilibres dans les conseils.

[7] On en trouvera de nombreux exemples dans le blog JRCT.

[8] Bernard Mathieu, ibid.

[9] « La gouvernance partagée, ça peut marcher » in JFM’s blog.

[10] Jean-Yves Mérindol : « Les universitaires et leurs statuts depuis 1968 » à paraître dans la revue d’histoire « Le Mouvement social ».

COMMENTAIRE

Un de mes amis juristes fait cet intéressant commentaire de l’article, qui en précise le propos.

Si l’on résume, on peut dire que l’invocation de “principes” fait quasiment toujours intervenir le juge car, en règle générale, ces principes font partie du droit non écrit et il faut donc un interprète pour en révéler l’existence (supposée préexistante puisque le juge n’est pas un législateur).   En ce qui concerne notre affaire, on avait reconnu depuis longtemps un principe d’indépendance des “enseignants-chercheurs”. Ce principe dérive de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme. On a pu se demander s’il avait une valeur législative (ce qui le rendrait modulable par le législateur) ou constitutionnelle. La question est tranchée en faveur de la seconde option depuis la décision 93-322 DC rendue par le Conseil constitutionnel le 28 juillet 1993.   Si ce premier principe  concerne bien entendu les professeurs d’université, ces derniers bénéficient depuis la décision 83-165 DC du 20 janvier 1984 de la reconnaissance de leur indépendance en tant que “principe fondamental reconnu par les lois de la République” (PFLR). Il s’agit d’une catégorie de principes à valeur constitutionnelle construite par le Conseil constitutionnel (à partir de 1971) permettant de constitutionnaliser des principes empruntés aux grandes lois républicaines antérieures à 1946 (la première application concerna la liberté d’association). Evidemment le rôle du juge pour “découvrir” ces principes est fondamental. S’agissant des professeurs d’université, le Conseil constitutionnel s’est astucieusement fondé sur, d’une part, le rôle particulier que la loi Savary reconnaît aux professeurs (qui à elle seule, ne saurait entraîner la reconnaissance d’un PFLR mais qui est ici utilisée comme la confirmation de la  spécificité de la situation des professeurs) et sur les lois successives relatives aux incompatibilités entre mandats parlementaires et fonction publique non élective qui admettent depuis des lustres que “les professeurs qui, à la date de leur élection, étaient titulaires de chaires données sur présentation des corps où la vacance s’est produite ou chargés de directions de recherches”  (texte actuel de l’art. LO 142 du code électoral) ne sont pas visés par la règle d’incompatibilité. L’idée sous-jacente à cette disposition est que ces professeurs sont totalement indépendants du pouvoir politique pour ce qui est de leur carrière et qu’ils ne pourront donc pas être soumis à des pressions de l’exécutif au cours de leur mandat parlementaire. Le Conseil a donc fait un petit pas supplémentaire en affirmant de manière générale que l’indépendance des professeurs est un PFLR.   Quelle est l’utilité de cette affirmation ? Ce n’est pas de garantir la liberté de l’enseignement car l’indépendance des enseignants-chercheurs y suffit (encore que l’on puisse relever la chronologie des décisions) mais plutôt de protéger les professeurs au sein de l’université et contre une soumission à des organes pouvant comprendre des personnes (y compris des enseignants-chercheurs) autres que des professeurs. Ainsi peut-on imaginer qu’en matière de promotion ou de discipline, les professeurs ne pourraient pas être évalués ou jugés par des non-professeurs. Comme cependant il est difficile, voire impossible, d’imaginer que les professeurs se gouvernent  eux-mêmes tels une sorte de caste privilégiée au sein de l’université, le juge (Conseil constitutionnel et Conseil d’Etat) s’efforce toujours de faire la part des choses (comme, par exemple dans la décision du 6 août dernier). C’est de la dentelle ! Il n’est pas possible d’énumérer ce que contient ce principe car il fonctionne comme un standard permettant d’invalider ex post des projets de loi considérées comme y portant atteinte.   Cette dernière décision (2010-20/21 QPC du 6 août 2010) jette cependant un trouble car elle ne mentionne pas spécifiquement  l’indépendance des professeurs (traditionnellement présentée comme un PFLR) et, dans le même temps, elle qualifie de PFLR l’indépendance des enseignants-chercheurs alors que cette dernière était jusqu’à présent simplement présentée comme un principe à valeur constitutionnelle. On pourrait peut-être se réjouir de cette nouvelle (hyper)qualification du principe d’indépendance des enseignants-chercheurs si elle ne faisait craindre qu’en fondant dans une catégorie unique tous les enseignants-chercheurs sans distinction de corps elle n’aboutissait à faire disparaître la protection particulière reconnue aux professeurs. Par exemple, si le PFLR “indépendance des professeurs” fait place à un PFLR “indépendance des enseignants-chercheurs”, on pourrait très bien imaginer que ne soit pas jugée inconstitutionnelle une loi qui instituerait des commissions disciplinaires uniques (PR/MCF) ayant compétence pour sanctionner des professeurs.