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La gouvernance partagée, ça peut marcher !

J’emprunte ce titre à un intéressant article de David Hollinger, paru dans le bulletin de l’American Association of University Professors (AAUP)[1]. David Hollinger est un historien réputé de l’Histoire intellectuelle des USA, professeur à Berkeley, et l’un des leaders de l’AAUP.

David Hollinger relate son expérience à Berkeley qui est l’une des universités américaines où les professeurs sont le plus impliqués dans la gouvernance. Dans beaucoup d’autres universités ce n’est pas le cas, sauf en période de crise. Ou alors, l’implication se situe davantage au niveau des facultés (schools, colleges) qu’au niveau de l’université.

Par “gouvernance partagée” (shared governance) on entend l’équilibre de pouvoirs qui peut s’établir entre l’administration, le conseil exécutif et la communauté académique. A Berkeley, entre l’administration du campus (chancellor, vice-chancellors, provosts, deans), le Board of regents de l’université de Californie, et la communauté académique.

Résumons ici la situation de Berkeley. Traditionnellement aux USA, la communauté académique qui est rassemblée dans le Senate, intervient par le biais de nombreux Senate committees. Encore faut-il que ces comités aient de réelles prérogatives. Cela dépend de leurs attributions formelles, mais c’est surtout une question de tradition et de « culture locale ». En effet d’un point de vue règlementaire, le chancellor et le Board of regents ont toujours le dernier mot, mais à Berkeley certains Senate committees ont beaucoup d’influence. Du même coup, de distingués professeurs en sont membres alors que dans les universités où le Senate est marginalisé, les meilleurs chercheurs n’y participent pas.

Le cœur du système de Berkeley est le pouvoir donné à la communauté académique d’influer sur les décisions qui concernent les recrutements, les promotions, les salaires… Ce pouvoir s’exerce au travers du Committee on Budget and Interdepartmental Relations plus couramment appelé Budget Committee, qui existe depuis 1919 ! Contrairement à ce que le titre pourrait suggérer, ce comité s’occupe des personnels universitaires mais pas de budget (sauf à considérer que les décisions relatives aux personnels ont des implications budgétaires lourdes…). Les membres de ce comité, au nombre d’une dizaine, sont désignés comme pour les autres Senate committees, par le conseil exécutif du Senate, et plus spécifiquement par un Committee on committees de 8 membres élus, dont le rôle est évidemment central[2].

Le Budget Committee se prononce sur les propositions des chefs de départements et des doyens. Il fait des recommandations au chancellor qui tranche en dernier ressort. Mais selon une tradition soigneusement entretenue, ces recommandations sont presque toujours suivies par le chancellor ou ses représentants. De fait il y a beaucoup d’allers-retours entre le Budget Committee et les vice-chancellors ou provosts. En cas de désaccord persistant, il y a toujours une réunion du chancellor et/ou de ses représentants avec le comité, au cours de laquelle les administrateurs sont obligés de justifier leur décision. L’administration va contre les recommandations finales du comité moins de 5 fois sur 1000 (certaines années pas du tout). La recherche du consensus est la règle.

A noter que le Budget Committee n’interagit jamais avec les doyens, mais uniquement avec le chancellor et ses adjoints directs. De ce point de vue on peut dire que le pouvoir des doyens est plus faible à Berkeley que dans d’autres universités, ce qui ne manque pas de générer des tensions… Le succès de ce dispositif repose beaucoup sur la compétence et l’intégrité des membres du comité. L’implication de personnalités de l’université est certes favorisée par des décharges de service et des primes, mais tient surtout au fait que le comité a un pouvoir réel.

David Hollinger pose la question : est-ce que ce système est généralisable dans les universités américaines ? A priori oui, mais il est difficile de créer les conditions favorables si la tradition n’existe pas déjà[3]. La société a de plus en plus d’exigences sur l’université, et la communauté académique a des difficultés à se rassembler autour d’une conception éthique commune de l’université. Il en résulte une segmentation de l’institution correspondant aux différentes fonctions qu’elle remplit aujourd’hui. Il y a aussi aux USA des différentiels de salaires de plus en plus importants pour des professeurs de niveaux comparables, suivant leur domaine disciplinaire. La loi du marché entre dans les universités et menace la solidarité. Cette réflexion nous concerne également aujourd’hui en France.

Posons nous la question : la gouvernance partagée peut-elle marcher dans nos universités dans le cadre de la nouvelle loi ? Les trois termes de l’équilibre recherché ne sont pas aussi clairement distingués qu’aux USA. Ce sont à priori le président et l’administration de l’université, le conseil d’administration, la communauté académique. La nouvelle loi donne clairement au président une fonction de directeur de l’université alors que sa position restait jusqu’ici marquée par la tradition du « primus inter pares ». Les doyens et chefs de départements ont une position plus ambiguë[4]. Mais surtout, le caractère « présidentialiste » de la loi entraîne une collusion pernicieuse du président et du conseil d’administration[5]. Quand à la place de la communauté académique, elle n’est plus très claire. La loi de 1984 confortait un système « parlementaire » où des conseils participatifs représentant toutes les catégories devaient donner leur aval à tout, jusqu’à paralyser la présidence dans certains cas. Mais bien souvent cette forme de contrôle était formelle, les équipes présidentielles fortes préférant boucler les décisions en amont, et le sentiment de dépossession et de frustration était très répandu dans les conseils[6].

Aujourd’hui la donne a changé, mais moins que jamais les instances décisionnelles seront le lieu d’élaboration et de formulation des décisions. C’est le processus de préparation (et la maîtrise que garde sur lui la communauté académique) qui apparaît déterminant[7]. L’exemple de Berkeley le montre bien, où le Senate n’a aucun pouvoir légal de censure du chancellor, mais où son influence est forte par le biais de ses advisory committees. On rétorquera qu’il n’existe rien de comparable au Senate dans les universités françaises. Cependant il y a les conseils consultatifs que sont le CS et le CEVU. Plus que par leur fonctionnement statutaire, c’est par la participation de leurs membres à la préparation des décisions présidentielles, par leurs bureaux ou leurs commissions, qu’ils peuvent contribuer à la gouvernance partagée. A côté des conseils d’autres commissions existent déjà ou peuvent être créées.

Il reste à construire cette tradition que nous n’avons pas, de la gouvernance partagée, à mettre en place des dispositifs efficaces qui permettent à la communauté académique de participer étroitement et concrètement à la gouvernance, sans que cela passe nécessairement par des votes de conseils. Pourquoi une équipe de direction accepterait-elle de partager le pouvoir au-delà des obligations légales, ce qui revient, de fait, à déléguer certaines de ses prérogatives ? C’est qu’une université ne vaut que par ses professeurs et ses chercheurs, et qu’il ne sert à rien de vouloir la faire fonctionner comme une entreprise ordinaire. Les universités où le pouvoir présidentiel prétendra exercer son autorité nouvelle sans associer la communauté académique, sont assurées d’un piètre avenir.

On me dira aussi : que faites-vous des personnels administratifs et techniques et des étudiants ? On peut noter que l’AAUP, si elle accorde de l’importance à ces catégories, ne propose pas de d’envisager leur implication dans la gouvernance de l’université au même niveau que celle des professeurs, et ceci pour des raisons comparables à celles que nous avançons dans l’article « Le principe de subsidiarité dans la gouvernance des universités ». Ceci ne veut pas dire que leur participation ne soit pas importante, mais on ne gagne rien à tout mélanger.

Reste que les tendances négatives évoquées par David Hollinger sont bien présentes chez nous aussi, menaçant la solidarité académique et rendant plus difficile la gouvernance partagée. Le plus grand danger serait sans doute l’introduction progressive de la loi du marché externe dans le système de rémunérations des personnels. Il n’est pas contestable qu’il faille une certaine souplesse permettant de recruter rapidement et au bon moment certains personnels qui rendent possibles des opérations scientifiques, administratives ou patrimoniales. Mais cette possibilité devrait être soigneusement encadrée et ne pas conduire à une dérèglementation totale des statuts et des salaires. Le bénéfice qu’on pourrait tirer de cette liberté serait obtenu aux dépens de la solidarité qui reste l’une des valeurs les plus précieuses de l’université. Au-delà des fantasmes sur la menace de l’argent privé, la “défense du service public” continue à avoir du sens à ce niveau.


 

[1] L’AAUP est une ancienne association qui ne regroupe que 5% des professeurs, mais qui est assez active dans la défense des libertés académiques et dans la promotion de la gouvernance partagée (shared governance). On pourrait la qualifier de syndicat, mais elle est engagée dans une bataille d’idées qui dépasse la simple défense corporatiste. Elle recherche le compromis et ne verse pas dans la langue de bois.

[2] Les membres des Senate committees ont un mandat de 2 ans et ne sont pas immédiatement rééligibles.

[3] L’AAUP suit de près les universités du point de vue de la gouvernance. Elle a même créé un « prix pour la gouvernance partagée » destiné à distinguer les universités qui ont eu une action remarquable dans ce domaine.

[4] Dans les universités américaines ils sont nommés par le président sur proposition des facultés ou des départements, et ils ont des attributions d’administrateurs, même s’ils restent proches de leurs communautés respectives.

[5] Voir mon article « Faut-il avoir peur de l’autonomie des universités » dans le magazine « Pour la Science » de janvier 2008, ou encore l’article de Jean-Yves Mérindol « CA-présidents : une bonne intention, de mauvaises solutions » dans le présent blog. Dans les universités américaines, le recrutement du président est une opération en soi, qui est sous la responsabilité du governing board ; mais le processus de sélection est la tâche d’un search committee qui comprend des représentants de la communauté académique et même un étudiant. L’AAUP a publié une presidential search committee checklist.

[6] S. Mignot-Gérard, Le « leadership » et le « gouvernement » dans l’analyse des organisations universitaires, Politiques et gestion de l’enseignement supérieur 15.2, OCDE (2003).

[7] S. Mignot-Gérard S. et C. Musselin , Comparaison des modes de fonctionnement et de gouvernement de quatre universités (1999) ; Les modes de gouvernement de 37 universités françaises (2000), Rapports d’enquêtes CAFI-AMUE.