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Le principe de subsidiarité dans la gouvernance des universités


Compte tenu du nombre et de la variété des décideurs potentiels, un système où la décision est partagée entre tous les décideurs est lourd et lent, et ne produit, au mieux, que des changements marginaux. Le niveau élevé de beaucoup d’universités européennes peut paraître paradoxal alors qu’elles disposent d’un processus décisionnel assez pauvre. Ceci s’explique probablement par le fait que certaines décisions importantes, comme le choix des sujets de recherche ou le contenu des cours, sont prises de manière continue par les enseignants chercheurs dans le cadre de leur liberté académique.

Dans un modèle traditionnel que certains qualifient « d’anarchie organisée », les universitaires disposent d’une grande liberté dans leurs tâches. Les objectifs de l’organisation ne sont pas toujours très clairs. L’adéquation entre les personnes et les structures est assez lâche. Les objectifs sont définis plutôt en termes d’agrégation des aspirations individuelles. Ce modèle est encore perceptible dans des « universités d’élite » comme Oxford et Cambridge. [1]

Cependant, aujourd’hui, les universités sont engagées dans des relations avec l’Etat et les autres financeurs, avec les étudiants, les employeurs de diplômés, les utilisateurs de la recherche, et plus largement la société, la culture et l’économie. Les contraintes externes sont telles que le processus décisionnel doit être plus structuré et faire plus de place aux partenaires extérieurs.[2]

Mais tout ne se résume pas au renforcement du leadership présidentiel. La remarque faite au début montre bien qu’il est important de savoir à quel niveau doivent se prendre les différentes décisions.

1- LE PRINCIPE DE SUBSIDIARITE ET SES LIMITES

La théorie du fédéralisme nous apprend que le niveau optimal auquel doit être pris une décision dépend de quatre facteurs[3] :

- Le principe de subsidiarité :

Toutes les décisions doivent être prises au plus bas niveau possible. La compétence pour prendre une décision ne doit pas être donnée à une instance supérieure dès lors qu’une instance inférieure est parfaitement capable de la prendre. Ce principe favorise la prise en compte des besoins et il contribue par ailleurs à responsabiliser les acteurs. Mais il est limité par les trois considérations suivantes.

- Le champ des conséquences d’une décision :

Il y a externalité lorsque les bénéfices (ou les coûts) d’une décision concernent non seulement les membres de la communauté qui prend la décision, mais aussi une communauté plus large. La décision n’est pas optimale si les effets externes, positifs ou négatifs, ne sont pas pris en considération. Pour prendre en compte ces effets externes, il est nécessaire d’associer à la décision tous ceux qui sont concernés, ou bien de prendre la décision à un niveau hiérarchique supérieur.

- Recherche d’économies d’échelle :

Dans une université l’essentiel de l’argent va aux salaires, et les besoins en moyens de fonctionnement et d’équipement augmentent en proportion de l’activité. Si l’on veut faire plus avec moins d’argent, on peut être conduit à une concentration des services (au détriment de la proximité). Par ailleurs l’informatisation permet de faire des économies à condition que les différentes entités acceptent de mutualiser leurs procédures et leurs investissements.

- Exigence d’équité :

Une trop grande liberté dans la prise de décisions peut faire en sorte que des personnes qui se trouvent dans la même situation soient traitées différemment. Cet aspect est particulièrement sensible en ce qui concerne les salaires, les promotions, les procédures d’admission des étudiants et la délivrance des diplômes. Si cette exigence est très forte, le niveau hiérarchique de la décision peut être assez élevé (ou bien la réglementation peut être contraignante).

En conclusion :

Suivant le principe de subsidiarité, beaucoup de décisions devraient être prises au niveau des département et des composantes, pourvu qu’il n’y ait pas de conséquences externes importantes, que l’on ne puisse pas faire d’économies d’échelle et que la décision ne conduise pas à des inégalités de traitement. On voit bien les difficultés d’application de ce principe.

Tout d’abord, beaucoup de décisions (ou absence de décisions) locales ont des effets externes pour l’université. Par exemple la reconnaissance internationale de l’excellence d’une équipe de recherche a des conséquences positives non seulement sur l’équipe elle-même, mais aussi sur l’ensemble de l’université. La même chose est vraie si un laboratoire ou un département conclut un important contrat. Au contraire, si une faculté est incapable de fixer ses priorités, ou ne tient pas compte d’une mauvaise évaluation de certaines de ses unités, ceci rejaillit sur l’ensemble de l’établissement.

D’autre part, les décisions décentralisées exploitent mal les économies d’échelle potentielles. Par exemple, il est plus économique d’avoir un même logiciel pour la scolarité. Ainsi il est préférable de développer des outils informatiques pour l’ensemble de l’université ou même en coopération avec d’autres universités.

Enfin, en Europe, l’exigence d’équité étant très forte, il faut s’attendre à voir certaines décisions remonter assez haut dans l’échelle hiérarchique, en dépit du renforcement de la bureaucratie qui en résulte.

2- Quelles sont les décisions cruciales ?

Les décisions à prendre dans une université sont de nature et d’importance très variables. Certaines sont des décisions « de routine » qui se prennent selon des procédures et un calendrier bien établis. Elles ne mettent pas en jeu la politique de l’université et n’ont pas de raison d’être réservées à un niveau élevé de l’organisation, sous peine d’engendrer bureaucratie et déresponsabilisation.

Les décisions internes les plus importantes concernent (ou concerneront) les sujets suivants :

- L’infrastructure (bâtiments et équipements lourds).
Ce sont des décisions de long terme, qui se prennent ponctuellement et ont une énorme importance pour l’avenir de l’université. De plus elles mettent en jeu des crédits importants.

- Le recrutement des professeurs et la reconnaissance de leurs mérites par les promotions, les détachements, les décharges de service, les primes.
Certaines décisions sont encore prises à l’échelon national, mais elles vont redescendre tôt ou tard au niveau de l’université.

- Les décisions qui affectent la structure de l’université ; celles qui concernent la création ou la fermeture de laboratoires ou de filières de formation.
Là encore, l’université aura à s’approprier complètement ce champ décisionnel en mettant en place des procédures d’auto-évaluation robustes, en complément des évaluations nationales.[4]

- La politique de recherche et de valorisation.
La promotion de l’excellence scientifique et les priorités qui en découlent. L’accompagnement de la recherche sur programmes. Les relations avec les entreprises et la prise en compte des besoins sociétaux.

- Les filières de formation et les programmes d’enseignement.
A l’intérieur du processus national d’accréditation, l’université aura de plus en plus de latitude pour moduler ses filières et ses programmes, promouvoir l’interdisciplinarité, la professionnalisation…

- La politique pédagogique.
Le renouvellement des méthodes pédagogiques (nouvelles technologies…) ; les mesures en faveur de l’égalité des chances (tutorat…). Ce champ de décisions doit associer les étudiants.

- Les questions budgétaires.
L’implémentation des priorités de l’université et le suivi des indicateurs budgétaires (en rapport avec la LOLF) ; la recherche de ressources nouvelles en provenance du secteur privé comme du secteur public. Ces questions donnent lieu à d’âpres conflits d’intérêts et d’orientations, et requièrent un arbitrage au plus haut niveau.

- La politique des ressources humaines administratives et techniques.
La gestion prévisionnelle des emplois (prenant en compte, parallèlement, les nécessités organisationnelles et les carrières des personnels). Les conditions de travail, les primes…


D’autres décisions que nous qualifierons « d’externes » concernent les relations de l’université avec ses partenaires et avec la société, son intégration dans le contexte national et international…

Les décisions « externes » les plus importantes sont :

- L’ouverture internationale.
Accueil d’étudiants étrangers ; échange d’étudiants et de professeurs avec des universités et d’autres institutions étrangères.

- L’inscription territoriale.
Intégration de l’université dans son territoire d’implantation ; partenariat avec les autres institutions d’enseignement supérieur et les collectivités ; contribution à la solution des problèmes économiques et sociaux du territoire.

- L’intégration dans les réseaux nationaux et internationaux.
Au delà de la politique de site, l’université doit s’intégrer dans des réseaux d’excellence disciplinaires ou pluridisciplinaires, au niveau national en partenariat avec les organismes de recherche, au niveau européen dans le cadre des programmes communautaires.

- La relation avec les pouvoirs publics.
L’élaboration, la négociation et le suivi du contrat d’établissement sont au cœur de cette relation. Il faut citer aussi la négociation et l’exécution du Contrat de projets Etat-Région (CPER). Mais, au-delà, dans le contexte français marqué par une longue tradition de dirigisme, la relation de l’université à l’Etat continuera à être forte et multiforme, en dépit de l’autonomie.

- Les relations avec le secteur privé.
La conclusion de partenariats de recherche ou de formation avec les entreprises. La participation aux pôles de compétitivité. La recherche de financements privés, en veillant à préserver l’indépendance de l’université.


3- La répartition des responsabilités parmi les différents décideurs POTENTIELs :

Un système idéal devrait réaliser un équilibre entre décisions décentralisées et décisions centralisées. Nous pouvons passer en revue les décideurs possibles et voir quelles décisions ils sont les mieux à même de prendre. Il faudrait compléter cette analyse sommaire en précisant davantage comment les décisions devraient être partagées entre les décideurs potentiels.

- Les « professeurs » :
Ils doivent pouvoir exprimer leurs vues sur l’avenir de leur discipline et proposer de nouveaux sujets de recherche et de nouveaux programmes d’enseignement, mais ils ne peuvent pas en décider eux-mêmes. Ils doivent cependant disposer d’une grande liberté pour entreprendre des activités jugées non prioritaires, pour autant qu’ils ne comptent pas sur l’institution pour en assurer le financement et l’infrastructure. De façon plus précise, les professeurs doivent être

  • responsables du contenu et de la méthodologie de leurs cours pour autant que la cohérence du programme soit préservée ;
  • libres de choisir leurs sujets de recherche, à charge pour eux de trouver le soutien financier nécessaire lorsque ce n’est pas une priorité retenue par l’université ;
  • responsables de la sélection et de la formation des doctorants.

- Les directeurs et/ou conseils de départements :

Un groupe de professeurs appartenant à la même discipline peut avoir un très haut niveau de compétence dans cette discipline, mais il agit comme un lobby préoccupé de défendre ses intérêts propres, sans se soucier outre mesure des intérêts de l’ensemble de l’institution. Le département a un rôle important à jouer dans les questions disciplinaires. Il doit

  • donner son avis sur l’évolution de la discipline et faire des propositions pour de nouveaux enseignements ou de nouvelles orientations de recherche ;
  • donner son avis sur les recrutements[5], les promotions et les décharges de service[6] de ses membres.

- Les directeurs de composantes (ou doyens de facultés) et/ou leurs conseils :

Dans les universités, le degré de décentralisation devrait dépendre aussi du type d’université (pluridisciplinaire ou spécialisée) et de sa taille. Mais on doit avoir à l’esprit que si le principe de subsidiarité plaide pour une forte décentralisation, les facultés sont sources d’externalités importantes et que, par ailleurs, la recherche d’économies d’échelle plaide pour une organisation de plus en plus intégrée. Enfin les directeurs se sentent essentiellement investis d’une fonction de représentation des intérêts de leur composante.[7]

Quel que soit le degré de décentralisation, les directeurs et leurs conseils doivent être responsables de l’organisation de la composante en ce qui concerne l’enseignement et la recherche. En particulier ils doivent

  • être responsables du fonctionnement de la composante (cohérence des programmes, implication des professeurs dans les activités de l’université, questions disciplinaires,..) ;
  • décider des critères de réussite dans les programmes d’études ;
  • gérer les moyens budgétaires de la composante et avoir un rôle important en matière de gestion des personnels administratifs.

Ils doivent aussi

  • formuler les priorités de la composante au niveau de l’université ;
  • faire des propositions pour de nouveaux enseignements ou de nouvelles structures dans le cadre de la préparation du projet d’établissement.
  • implémenter les grandes priorités décidées par l’université ;

- Les conseils consultatifs :

En France le CS et le CEVU ont, de par la loi, un rôle consultatif plus important que le Senate dans les universités anglo-saxones. Mais ce sont avant tout des lieux de discussion et d’appropriation collective de la politique de l’université. Leur importance réelle dans le processus décisionnel dépend beaucoup de l’influence que leurs bureaux et leurs commissions peuvent avoir dans la préparation des décisions, et pour le CS du rôle qu’il peut jouer dans la mise en œuvre de l’auto-évaluation de l’université (par des experts extérieurs).[7]

- La présidence :

Le président (avec son équipe) devrait être le chef exécutif de l’institution, celui qui prend toutes les décisions stratégiques, sous le contrôle du Conseil d’administration. Mais le président doit déléguer les décisions qui peuvent être prises valablement à un niveau inférieur. Beaucoup de décisions peuvent d’ailleurs être déléguées sans qu’il soit besoin pour cela d’invoquer la subsidiarité : c’est le cas des décisions portant sur la marche ordinaire de l’université et sans contenu politique notable.

Lorsque le président ne délègue pas une décision, l’élaboration de cette décision doit s’appuyer sur le travail de la structure présidentielle, associant de nombreux acteurs de l’université[8]. Et ceci n’implique pas que le président intervienne à toutes les étapes du processus décisionnel.

Pour prendre l’exemple d’un sujet très « politique », le recrutement des enseignants chercheurs, c’est le président qui décide (avec l’accord du CA qui l’a élu) de l’affectation des emplois et des profils d’emplois. C’est lui aussi qui propose au CA la composition des comités de sélection. Mais cette composition devrait faire une grande place à des membres élus par les départements. Enfin les choix de ces comités devraient être entérinés pour autant qu’ils aient respecté les profils d’emplois. En particulier le droit de veto donné au président ne devrait pas porter sur la qualité scientifique des candidats retenus.

Par ailleurs l’élaboration du projet d’établissement doit être un processus collectif et itératif, ceci d’autant plus que beaucoup de décisions auront à être implémentées par les facultés. Mais, sur la base de cette préparation collective, c’est au président de faire les arbitrages finaux qui seront proposés à la validation du conseil d’administration.

Il faut souligner qu’il ne sert à rien d’avoir le pouvoir de décision si on n’a pas celui d’imposer les décisions. C’est pourquoi la question de comment implémenter les décisions est le principal défi pour améliorer la gouvernance d’une université. C’est pourquoi aussi les conseils représentatifs ont une fonction importante.

- Les étudiants :

Ils ont une position originale, à la fois « clients » et « actionnaires » de l’institution, et doivent être impliqués dans le processus décisionnel. Mais le caractère temporaire de leur appartenance à l’université et l’expérience parcellaire qu’ils en ont, n’en font pas des décideurs potentiels sur les questions stratégiques. Par contre ils devraient avoir un rôle plus important dans l’organisation et le déroulement de leur formation. On devrait leur demander d’évaluer les enseignants et de porter une appréciation sur la cohérence des programmes. Ils devraient avoir une plus grande latitude dans l’organisation de leur programme d’études, avec notamment la possibilité de suivre des semestres d’études dans d’autres universités. Par ailleurs ils doivent être fortement impliqués dans la mise en place et la gestion de tous les aspects sociaux de la vie universitaire (culture, sports, restauration, logement, bourses, travaux sur le campus,..)

- Les personnels administratifs et techniques :

Ces personnels sont des agents de l’université directement soumis à l’autorité de sa direction. Ils ne disposent pas de la « liberté académique » des professeurs, ni de l’autonomie dont bénéficient les étudiants. Ils ne sont donc pas du tout dans la même position vis-à-vis du processus décisionnel. Ils donnent leur avis au CA et dans les conseils de composantes sans aliéner leur indépendance, mais il serait profondément ambigu de les impliquer dans la responsabilité de décisions qu’ils pourraient être amenés à contester dans l’exercice de leur droit syndical. Il faut en revanche favoriser des relations sociales de qualité au sein des instances paritaires.




[1] Luc Weber, Critical university decisions and their appropriate makers, in Governance in higher education, Economica (2001)

[2] J-F Méla, La gouvernance des universités entre collégialité et management, http://jfmela.free.fr/jfmblog

[3] Luc Weber, Ibid.

[4] Aujourd’hui il est peu probable qu’une université française décide de son propre chef la fermeture d’un laboratoire ou d’une filière de formation (comme cela peut être le cas, par exemple, dans une université britannique, sur la base d’une mauvaise évaluation). Mais les choses peuvent changer avec l’introduction de la nouvelle gouvernance.

[5] Les recrutements qui sont faits aujourd’hui par les commissions de spécialistes, le seront demain par les « comités de sélection ». Ceux-ci devraient faire une large place (dans la limite fixée par la loi) à des membres élus par les départements.

[6] Les décharges de service pourraient être négociées puis attribuées par les directeurs de départements, comme dans les universités anglo-saxonnes.

[7] J-F Méla, La gouvernance des universités entre collégialité et management, http://jfmela.free.fr/jfmblog/

[8] Ibid.