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Ethique des nanos ou… nanoéthique ?

Roger Maynard, Université Joseph Fourier de Grenoble,
Président sortant de la Société Française de Physique


A la différence des médecins et des biologistes, les physiciens n’ont pas l’habitude d’aborder les questions d’éthique au cours de leurs rencontres, car les scientifiques de la matière inerte paraissent aujourd’hui plus attachés aux faits qu’aux valeurs. Mais les progrès récents des nanotechnologies soulèvent et vont soulever de plus en plus, des questions majeures d’éthique sur l’apport des nanosciences au développement de l’homme et de la société. Il s’agit de problèmes fondamentaux relevant bien plus d’une macroéthique que d’une nanoéthique ; ils ne doivent pas être négligées, au risque de subir les mêmes difficultés d’acceptation sociale que celles rencontrées par les OGM.

Quelques données…

Le développement des nanosciences est très récent : il y a moins de 10 ans, aux Etats-Unis, Mike Roco et d’autres, las de voir les crédits de recherche partir en masse vers les études de génomiques au dépend d’autres disciplines, lancent un projet ambitieux « National Nanotechnology Initiative » (NNI) qui est appuyé par les grandes agences gouvernementales telles que la National Science Foundation (NSF), le National Institute of Health (NIH),… et même par le Président Clinton dans son message de l’Union de janvier 2000!…Avec un peu de retard et pour les mêmes raisons, le ministère français de la recherche lance lui aussi un programme de recherche sur les nanosciences et les nanotechnologies dont le montant en terme d’équipement, atteint de 60 millions d’euros en 2007. Il faut savoir que l’effort mondial de recherche publique et privée en 2007en budget consolidé est de l’ordre de 10 milliards de dollars. La partie publique constitue la moitié environ de ce budget, soit 5 milliards environ, partagée en 4 parts égales entre les USA, le Japon, l’Europe et le reste du monde. Par contre on n’est pas surpris d’apprendre que la partie industrielle est beaucoup plus importante aux USA et en Asie qu’en Europe. A moyen terme les prédictions des économistes envisagent un marché mondial pour la production des nano objets de 1000 milliards de dollars et de 2 millions d’emplois en 2015. C’est dire l’importance économique de ce secteur !..

Les avancées technologiques présentes…

Les progrès fulgurants de l’intégration des transistors sur les puces qui obéissent à la loi de Moore (doublement des performances tous les 18 mois), offrent dès aujourd’hui d’énormes capacités de traitement de l’information et de mémorisation. C’est le cœur du développement actuel des nanotechnologies, avec quelques traits particuliers : les efforts en R et D croissent plus vite que les marchés !…Les matériaux nanostructurés tels que les insertions de nanotubes ou de nanoparticules dans des matrices, ouvrent des perspectives nouvelles pour de nombreuses applications. Dans le domaine de la biologie et de la médecine, la réalisation d’une véritable instrumentation à l’échelle nanoscopique adaptée aux macromolécules biologiques, permet déjà des caractérisations et de nombreuses manipulations. En médecine la vectorisation de nanoparticules dotées de fonctionnalités physiques ou chimiques particulières, ciblant des tumeurs, ouvre la voie à de nombreuses possibilités thérapeutiques.

Et futures….

Dans 20 ans on peut imaginer de nombreuses découvertes et inventions : l’émergence du calcul quantique, la biologie combinatoire, la possibilité de synergies entre Nanotechnologies, Biotechnologies, Information et science Cognitive (NBIC) telle que l’implantation dans le cerveau de dispositifs susceptibles de réparer des fonctions déficientes ou encore d’implants rétiniens interfacés avec le cerveau. D’autres domaines d’applications auront probablement émergé tels que les dispositifs de conversion énergétique photovoltaïque, les possibilités de purification et de filtration de l’eau, en réponse aux problèmes de dégradation de l’environnement.

Problèmes d’éthique dans le contexte des nanotechnologie

En premier lieu, il faut considérer les dangers des produits et des processus de fabrication des nanoobjets et par consèquent les risques encourus par l’exposition à ces dangers. Dès aujourd’hui, le problème de la toxicité est posé. Plusieurs facteurs de risque sont ou vont être étudiés :

• l’importance de la surface spécifique de la matière nanométrique et la réactivité que développent les nanopoudres métalliques, ce qui peut engendrer des risques d’explosion, d’inflammabilité et de toxicité ;

• la capacité de la matière nanométrique à traverser les barrières des systèmes de protection de l’organisme humain et animal (barrières cutanée, pulmonaire, intestinale, placentaire, hématoencéphalique).

• la tendance à l’agglutination des particules nanométriques de synthèse et ses effets potentiels sur l’environnement et dans les organismes vivants ;

Une prise de conscience de ces risques sanitaires et environnementaux est en train de naître et une part croissante (aujourd’hui 7% environ en France et aux USA) des crédits de recherche est consacrée à l’étude de ces risques en tant qu’application du principe de précaution. Des dispositions légales contraignantes sont à l’étude dans la plupart des pays.

Les nanotechnologies nous propulsent-elles vers une société à la Big Brother ?
C’est la deuxième question d’éthique qui découle des progrès considérables, réalisés dans des nouveaux dispositifs d’identification donnant lieu au marquage, à la traçabilité et au « puçage ». Ce qui est réalisé aujourd’hui à l’échelle millimétrique à travers les Radio Frequency Identification Devices (RFID), pourrait être considérablement amélioré par l’extrême miniaturisation des puces, de telle sorte que tout objet produit sur terre pourrait être identifié [1]. Pour les hommes, la quantité d’information enregistrée dans ces dispositifs serait pratiquement sans limite. Si ce marquage peut être utile dans certain contexte comme le cas des maladies et des soins par exemple, on voit bien les dangers d’un usage massif, à la « big brother » de ces dispositifs et la nécessité de protéger la vie privée et l’intégrité des personnes.

L’homme augmenté ?…
La troisième question d’éthique est de beaucoup plus grande ampleur. C’est celle de la potentialité d’amélioration de l’homme, qui semble à notre portée. Ces possibilités sont au cœur du programme américain NBIC qui n’est pas sans être dénué de fantasmes, comme d’autres programmes du même type….Les performances humaines pourraient être considérablement augmentées, à la fois sur le plan physique par la mise au point d’implants pour améliorer l’audition, la vue,… mais aussi sur le plan cognitif comme la manipulation du cerveau à l’aide de drogues ou encore à la fabrication d’une interface sophistiquée homme-machine pour décupler, par exemple, les capacités de mémoire. Dans le programme NBIC, le projet est d’imiter la nature, voire de l’améliorer, ce qui va accentuer le brouillage de la distinction entre naturel et artificiel, distinction qui a fondé jusqu’à présent nos valeurs morales et culturelles . Puisque l’éthique est une réflexion sur les valeurs et les fins, dressons une liste non exhaustive, des questions :

Jusqu’où l’être humain peut il être transformé tout en restant humain ?

À quel point chacun pourra-t-il rester responsable et maître de ses actes ?

Quelle limite à la recherche de la perfection pour l’homme?

La société est-elle prête à laisser les individus aller dans cette direction ?

Où réside l’intégrité de l’être humain ?

L’immortalité, convoitée par les transhumanistes, est-elle acceptable ?

On peut se demander si ces questions ne sont pas très en avance sur l’état actuel de la science et du savoir-faire : si les avancées scientifiques nous permettent de mieux comprendre le vivant, elles nous montrent aussi son incomparable complexité et la réalisation d’un objet vivant de synthèse n’est pas pour demain !

Le projet le plus ambitieux des nanotechnologies, c’est la convergence NBIC. Selon Jean-Pierre Dupuy, ce programme est basé sur un modèle du monde – univers, nature, personne, esprit – modélisé comme une machine informationnelle ou « algorithmique ». Une métaphore de C Damien Broderick résume bien cette approche « … (Au départ), des algorithmes génétiques en nombre astronomique, se déplaçaient en titubant à la surface de la terre et dans les profondeurs sous-marines [… ] Finalement l’écologie tout entière du monde vivant sur la planète a accumulé, et représente aujourd’hui sous forme comprimée et schématique une quantité colossale d’information.» Manifestement cette vision est inspirée par les progrès prodigieux de l’informatique, et par une conception de la biologie moléculaire considérée comme un vaste système de programmation génétique basé sur l’ADN. Même la physique selon Wolfram pourrait être formulée en terme d’automates cellulaires. Mais cette approche est très controversée : elle fait la part trop belle à l’entropie au dépend de l’énergie !..

Quel positionnement pour les physiciens aujourd’hui ?

Très récemment, les scientifiques ont été interpellés par des citoyens à travers plusieurs associations sur les objectifs et les impacts sur la société, des recherches menées dans les institutions publiques et dans les entreprises. Un besoin de transparence sur les finalités des programmes de recherche en nanotechnologie a été fortement exprimé. Ces prises de position ont été collectées en France dans les cahiers d’acteurs sur les nanotechnologies à la cité des sciences et de l’industrie en mars 2007. Plusieurs panels de citoyens ont été réunis en Europe. Au Royaume Uni, la Royal Society et de la Royal Academy of Engineering a produit un rapport sur les nanotechnologies qui prend en compte non seulement les aspects scientifiques, mais aussi les impacts sociaux de ce développement. Ces questionnements appellent des réponses sans faux-fuyant de la communauté scientifique. La rencontre aux Houches de mars 2007, organisée par le comité d’éthique du CNRS et intitulée : « Entre liberté et responsabilité, la recherche en nanosciences et en nanotechnologies » (compte-rendu de Claire Weill, non publié - communication privée), a montré qu’un dialogue entre sciences dures et sciences humaines est possible et enrichissant. Les scientifiques sont-ils prêts à répondre à ces interpellations ? Pour mieux les préparer, les contrats de recherche comme ceux de l’ANR, devraient être accompagnés d’un volet d’ « outreach » portant sur l’impact social des recherches, comme les projets de recherche financés par la Commission Européenne, soumis à une évaluation éthique. Une sensibilisation de la communauté des scientifiques doit démarrer : les programmes des réunions scientifiques – comme par exemple les Journées de la Matière Condensée de la SFP - devraient comporter une séquence de débats sur les problèmes d’éthique évoqués précédemment.

 


[1] Françoise ROURE, Jean-Claude GORICHON et Emmanuel SARTORIUS, Les Technologies de radio-identification (RFID) : enjeux industriels et questions sociétales, CGTI, Rapport n° II-B.9, Janvier 2005, consultable sur http://www.cgti.org/rapports/rapports-2004/rapports-rfid.html