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Faut-il avoir peur de l’autonomie ?

C’est une question qu’on doit se poser quand on voit tant de gens partir en guerre contre la loi dite d’autonomie des universités. Pas seulement des étudiants, mais aussi des syndicalistes et des collègues de « Sauvons la Recherche ». Les sujets de mécontentement ne manquent pas dans l’université française et le contexte politique se prête à les raviver. Les dispositions de la loi sont pleines d’incertitudes et ses modalités d’application peuvent faire débat. Mais arrêtons nous un instant pour considérer quatre questionnements qui sont avancés par ceux qui réclament son abrogation :

Vers la privatisation de l’université et le désengagement de l’Etat ?
Vers une hausse des droits d’inscription ?
Vers l’université à deux vitesses ?
Vers davantage de sélection ?

Vers la privatisation de l’université et le désengagement de l’Etat ?

C’est le grief qu’on voit figurer en premier sur tous les tracts. Par « privatisation » on entend que les universités seraient poussées à fonctionner comme des institutions privées, de plus en plus tributaires de l’argent des entreprises qui exigeraient en contrepartie qu’elles s’adaptent étroitement à leurs besoins, en étant de plus en plus présentes dans leurs instances de décisions.

Disons d’emblée que l’argent des entreprises est un fantasme. Voyons ce qui se passe aux USA dont le modèle nous menacerait, dit-on. Les universités publiques (qui rassemblent 80% des étudiants) ont de la difficulté à lever des fonds privés. Elles fonctionnent très majoritairement sur fonds publics. Pour s’en tenir à la recherche, prenons l’exemple de Berkeley qui est la première université publique américaine, la 3ème au classement de Shanghai après Harvard et Stanford (privées). Elle est l’université américaine la plus performante en termes de brevets, et ses diplômés peuplent la Silicon Valley. Pourtant sa recherche était financée en 2004 à 81% sur crédits publics (71% du gouvernement fédéral)[1]. Les entreprises n’y contribuaient directement qu’à hauteur de 2% et les fondations (non-profit agencies) à hauteur de 15% [2]. Plus frappant encore, la recherche du MIT qui est une institution privée, est financée à près de 75% par le gouvernement fédéral.

Si l’on s’imagine que les entreprises françaises dont l’investissement dans leurs propres centres de recherche est déjà trop faible, vont se précipiter pour financer les recherches des laboratoires publics et les formations universitaires, on se trompe lourdement. Le peu d’argent qu’elles mettent restera concentré sur les grandes écoles. Mais l’on voit mal pourquoi les universités refuseraient de s’engager dans des partenariats et des conventions de portée limitée (ce qu’elles font déjà d’ailleurs, autonomie ou pas).

Quand au danger de trop professionnaliser les enseignements, on en est encore loin. On ne verrait pas tant de jeunes payer pour aller dans des écoles professionnelles privées de bas étage s’il n’y avait pas des besoins insatisfaits. Mais c’est vrai que le refrain de la professionnalisation comme solution à tous les problèmes de l’université est exaspérant. Comme s’il était pensable, à supposer qu’on le souhaite, d’adapter les enseignements aux besoins des entreprises, qui changent en permanence et qu’elles ne sont pas capables de prévoir avec certitude.

Les principales sources de financement privé des formations professionnelles proviennent de la formation continue et de la taxe d’apprentissage. A titre d’exemple l’université Paris 12 qui est très active dans ce secteur de formation, délivre 41 diplômes professionnels par la voie de l’apprentissage. Plus d’un millier d’apprentis étaient inscrits en 2006-2007 dont 42% à un diplôme bac + 5. Selon la direction de l’université, le taux de réussite de ces filières est de 95% et, 6 mois après, 90% des diplômés ont un emploi. Ces filières ont rapporté à l’université 5,7 M€ en 2007.[3] Qui va s’en plaindre ? Ces filières n’ont pas vocation à être généralisées ; elles sont d’ailleurs difficiles à monter. Et l’on doit souligner que l’université n’a pas eu besoin de bénéficier de la « loi d’autonomie » pour s’engager dans cette voie, sans d’ailleurs provoquer d’opposition déclarée de la part de ses enseignants ni de ses étudiants.

Qu’il s’agisse de recherche ou de formation, les fonds privés ne représenteront jamais qu’une petite part du budget des universités. Mais ce supplément est susceptible de leur apporter de précieuses marges de manoeuvre dans la mise en œuvre de leur politique, y compris au profit de leurs formations générales.

Une autre crainte est la présence accrue des entreprises dans les instances dirigeantes des universités. S’il est vrai que les membres extérieurs constitueront désormais plus du quart du Conseil d’Administration, ceci comprend aussi les membres désignés par les collectivités, et les représentants des intérêts économiques resteront une petite minorité. Il est plutôt à craindre que leur participation à la gouvernance des universités reste excessivement prudente. Les entreprises sont déjà solidement implantées dans les grandes écoles, et où l’on voit mal pourquoi elles se mettraient sur le dos tous nos ennuis…

Dans les universités anglo-saxonnes, le conseil exécutif (university council, board of trustees, regents…) est constitué pour l’essentiel de personnalités extérieures[4]. En France le conseil d’administration des écoles et de beaucoup de grands établissements a aussi une majorité de membres extérieurs. Les universités françaises garderont la spécificité d’avoir une majorité de membres élus.

Ce qui peut arriver, il est vrai, c’est que certaines universités se montrent plus ouvertes que d’autres aux partenaires économiques. En particulier on voit bien que ce sont les universités de Sciences Humaines et Sociales qui sont le plus réticentes à cette ouverture parce que, sans doute, elles ont moins de choses à négocier avec les entreprises, et qu’elles craignent d’être laissées pour compte. Ce que nous avons dit plus haut montre que ces craintes sont bien exagérées. Mais il y a un vrai problème de fond sur la place de la recherche et sur le rôle des formations en SHS, qui ne peut pas être traité en référence constante et unique au progrès technologique et à l’emploi, comme on l’entend dans les discours gouvernementaux. L’autonomie ne peut aggraver la situation que dans la mesure où les SHS resteraient parquées dans des universités séparées, à l’écart des sciences exactes et de la technologie. La situation serait bien différente s’il y avait de véritables universités pluridisciplinaires en France. La recomposition universitaire est un enjeu essentiel aussi pour un exercice équilibré de l’autonomie.

Le désengagement de l’Etat est une menace moins hypothétique. A vrai dire, plutôt que d’un désengagement, il faudrait parler d’un « réengagement » insuffisant qui ne serait pas à la hauteur des enjeux. Cette menace existe, autonomie ou pas. Mais l’idée que le financement privé pourrait soulager celui de l’Etat peut être un alibi gouvernemental[5]. Il est à craindre qu’un gouvernement conservateur ne soit pas particulièrement motivé pour décider un effort public majeur en faveur des universités dans la mesure où la formation des élites sociales est pris en charge par le secteur des grandes écoles qui est, lui, déjà convenablement financé.

Vers une hausse des droits d’inscription ?

La question des droits d’inscription est une affaire plus sérieuse. Si l’on admet que l’effort en faveur des universités devra être massif, cet effort sera principalement partagé entre l’Etat et les collectivités d’une part, les particuliers d’autre part. Dans beaucoup de pays européens on a assisté à une augmentation significative des droits d’inscription. L’Espagne, l’Italie, la Grande-Bretagne[6] ont substantiellement augmenté leurs droits. La France commence à se singulariser avec l’Allemagne[7] parmi les pays européens.

On sait bien que le recours exclusif à l’impôt pour financer les universités est foncièrement anti-redistributif. La démonstration a été faite depuis longtemps que la quasi-gratuité des études universitaires profite avant tout aux catégories les plus favorisées de la population[8]. Mais l’augmentation pure et simple des droits d’inscription poserait la question du maintien d’un large accès à l’enseignement supérieur. Des dispositifs d’accompagnement devraient être mis en place, combinant des prêts garantis par l’Etat et des bourses substantielles pour les catégories les plus modestes. A titre d’exemple, l’Australie[9] a institué un système de prêts à taux zéro qui ne sont remboursés par les étudiants que si leur salaire professionnel ultérieur dépasse un certain niveau, et à partir du moment où ce niveau est atteint[10]. Nous n’entrerons pas dans ce débat ici.

Contentons nous de remarquer que cette question du niveau des droits d’inscription n’est pas directement liée à l’autonomie. Les universités anglaises qui sont depuis longtemps plus autonomes que ne le seront jamais les nôtres, vivaient sous un régime de droits uniformes dont beaucoup d’étudiants étaient dispensés en fonction des revenus de leurs parents. C’est par un vote du parlement, après un vif débat national, que les droits d’inscription ont été augmentés. Un plafond a été fixé jusqu’en 2010, et la plupart des universités ont adopté le taux maximal autorisé.

Pour l’instant, en France, les frais d’inscription restent fixés par l’Etat. Mais certains imaginent que l’autonomie pourrait conduire plus tard à un régime de laisser-faire où chaque université fixerait librement ses droits d’inscription. Ce n’est pas impossible, mais il faudra d’abord voter une nouvelle loi. Il est plus probable que le gouvernement évitera autant qu’il le pourra, de traiter la question des droits d’inscription qui est lourde de conflits potentiels. Pourquoi le ferait-il puisqu’il existe le système des grandes écoles, et que les universités ne sont pas un enjeu essentiel pour les classes dirigeantes ? Il faut noter que les « dérives » de droits d’inscription qui se sont produites ici ou là, par le passé, n’ont pas eu besoin de la loi d’autonomie. Ce qui est le plus à craindre c’est que la France adopte une solution hypocrite où le législateur ne changerait rien, tandis qu’on tolèrerait que les universités prennent des libertés avec la norme[11]. On voit bien, là encore, que l’autonomie n’est pas la cause de tout.

Vers l’université à deux vitesses ?

On vit dans l’illusion que toutes les universités sont équivalentes alors qu’elles sont dans des situations extrêmement diverses. En l’absence de sélection à l’entrée, c’est par la recherche qu’elles se différencient le plus.

En France le développement de la recherche universitaire s’est fait autour des organismes, avec le rôle majeur du CNRS. Celui-ci s’est investi de façon importante sur un nombre limité de campus universitaires. Douze établissements rassemblent la moitié des 12.000 chercheurs du CNRS. Les 25 dernières ont moins de 300 chercheurs Et les douze dernières se partagent 25 chercheurs,..[12]

On trouve des établissements dont la création a été tellement subordonnée à l’accueil de nouveaux d’étudiants dans un contexte régional ou local particulier qu’ils sont avant tout des instruments de formation, avec très peu de recherche compétitive. On trouve aussi toutes les situations intermédiaires, avec notamment des universités moyennes qui ont su favoriser le développement de quelques très bons laboratoires en leur sein.

Ces inégalités entre universités ne sont pas le produit de l’autonomie, mais d’une politique dirigiste à laquelle le CNRS a contribué. Les différences dans les potentiels de recherche induisent des hiérarchies dans les formations liées à la recherche et dans les masters. Plus largement, elles influent sur « l’image de marque » d’une université. Mais il faut noter que certains établissements ont réussi à valoriser leurs formations au delà de leur réputation en recherche[13].

A partir de là il est indéniable qu’une plus grande autonomie des universités peut diversifier encore davantage le paysage. Mais l’autonomie donne une chance à celles qui auront une politique scientifique dynamique par rapport à d’autres qui ne tablent que sur leur « rente de situation ». Un établissement d’importance moyenne peut très bien monter un excellent laboratoire en faisant de bons recrutements d’enseignants chercheurs. Il peut aussi monter des filières attractives sur des créneaux porteurs.

Il n’est pas scandaleux que, comme dans tous les pays du monde, les différentes universités aient des vocations différentes. Mais il est important de maintenir une certaine fluidité dans le passage d’un établissement à l’autre, dans le périmètre des réseaux scientifiques…, et d’éviter de reproduire parmi les universités la hiérarchie sociale figée des grandes écoles.

Vers davantage de sélection ?

On peut craindre que, de fil en aiguille, les universités veuillent sélectionner leurs étudiants à l’entrée pour se réserver les meilleurs. Notons tout d’abord que dans toutes les disciplines où il existe des classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), ce phénomène ne peut être que limité, puisque les meilleurs continueront à aller dans les CPGE.

La situation française est complètement paradoxale. Nous sommes l’un des pays au monde où la sélection est la plus sévère. Le système des CPGE et des Grandes Ecoles est hyper élitiste et socialement discriminatoire[14]. A côté de ce système il y a aussi des institutions comme Sciences-Po, Dauphine, les universités technologiques, les IUT… qui sélectionnent leurs étudiants. De sorte que les licences universitaires sont le refuge de ceux qui sont rejetés par la sélection. Et, ultime paradoxe, la bataille contre la sélection se concentre sur les licences et les masters, sans jamais concerner les filières réellement sélectives.

La remise en cause du système dual (hyper sélection d’un côté ; uniformité à fort taux d’échec de l’autre) est une question fondamentale pour l’avenir des universités et pour la démocratie. Il faudra bien que les CPGE et les Ecoles finissent par s’intégrer aux universités, et pour commencer s’en rapprochent. Ceci ne pourra se faire que par une différenciation des licences. Pourquoi serait-il scandaleux qu’à l’intérieur d’une même université on ait des licences de niveau et de style différents ? Il y aurait une « sélection » peut-être, mais pas une sélection globale et malthusienne, plutôt une meilleure répartition des étudiants entre différentes filières non cloisonnées, en fonction de leurs projets et de leurs capacités. L’uniformité n’est pas un gage de réussite et, en face du secteur élitiste CPGE / Grandes écoles, elle crée des « ghettos » universitaires.

Il faut se battre pour maintenir l’accès du plus grand nombre à l’enseignement supérieur sur la base du seul baccalauréat. Mais la mise en place de licences de haut niveau voudrait dire qu’on est enfin arrivé à porter un coup au système hyper élitiste français.

Les vraies questions relatives à la loi

On a vu que la « privatisation » de l’université relève du « fantasme ». La question des droits d’inscription est, elle, une vraie question qui se posera, autonomie ou pas. La différenciation des universités est une évolution internationale inéluctable quel que soit le statut des universités.

Ceux qui tirent à boulets rouges sur la loi d’autonomie semblent dire implicitement que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes universitaires, et que cette loi menace de tout ruiner.

Or dans le passé, beaucoup ont déploré que l’université soit mal gouvernée, incapable d’être un opérateur de recherche, et que les recrutements soient bien souvent entachés de médiocrité. Ainsi dans la synthèse des « Etats Généraux de la Recherche » en 2004, on peut lire que “les modalités de constitution et de fonctionnement des structures décisionnelles dans les universités, définies par le loi du 26 janvier 1984 sur l’enseignement supérieur, sont très peu adaptées à l’élaboration d’une politique scientifique” […] “qu’il faut revoir la composition des commissions de spécialistes, des conseils scientifiques et des conseils d’administration” […] “qu’il conviendrait de créer des conseils scientifiques rénovés, comportant pour une part très significative (par exemple la moitié) des personnalités extérieures”

On ne peut pas aujourd’hui venir dire que le salut réside dans le maintien du statu quo et d’un pilotage centralisé qui n’existe dans aucun pays, et qui a montré ses défauts (bureaucratie et déresponsabilisation)[15]. On doit plutôt se demander si la nouvelle loi est de nature à corriger ces défauts. Voilà les vraies questions qu’on doit se poser et qui sont abordées dans d’autres textes publiés ici :

L’université sera-t-elle gouvernée plus efficacement ?
L’université sera-t-elle capable de conduire une politique scientifique ?
Les recrutements d’enseignants chercheurs seront-ils de qualité ?
Quels seront les statuts et les principes de gestion des personnels ?

Au lieu de se battre contre les moulins à vent, la communauté universitaire devrait se mobiliser pour prendre en main son destin. La peur de l’autonomie c’est d’abord la peur d’assumer ses responsabilités.

 


[1] « Fonctionnement des universités américaines », Ambassade de France aux Etats-Unis - Mission pour la Sciences et la Technologie (sept. 2004).

[2] Certaines de ces fondations peuvent être liées à des intérêts industriels. Cette question fait l’objet d’un examen attentif par le Center for Science in the public interest (CSPI). Berkeley ne figure pas dans la » liste noire » du CSPI.

[3] Le Monde du 20 novembre.

[4] Aux USA c’est un conseil très « politique » nommé par le gouverneur de l’Etat, où les entreprises ont peu de place.

[5] Il est regrettable que cet alibi puisse se trouver involontairement « crédibilisé » par le fantasme de la « privatisation » évoqué plus haut.

[6] La Grande-Bretagne a porté en 2006 le montant des droits d’inscription à un maximum de 4.500 euros.

[7] Cependant certains länder ont commencé à augmenter les droits d’inscription.

[8] Cf Rapport Cieutat (1996)

[9] L’Australie est un exemple intéressant car, d’après les rapports de l’OCDE, le taux d’accès à l’université y est de 66% et ce pays se classe en tête pour le taux d’obtention d’un diplôme universitaire.

[10] Il s’agit au fond d’un impôt différé qui pèse uniquement sur les catégories qui profitent de l’université. Pour plus de détails voir le site http://www.goingtouni.gov.au

[11] Comme on a laissé par exemple l’université Dauphine déroger à la loi.

[12] Il est donc assez étonnant d’entendre affirmer dans le film « Universités. Le grand soir » que le CNRS a assuré un développement équilibré de la recherche sur tout le territoire.

[13] C’est le cas de l’université Paris-Dauphine. Mais on notera que cette « valeur » est directement liée à la sélection à l’entrée, comme pour les grandes écoles.

[14] Ceci est reconnu aussi par les esprits les plus lucides, de l’intérieur du système. Cf Pierre Veltz, « Faut-il sauver les Grandes Ecoles » Les presses de Sciences Po (2007).

[15] Si les présidents d’université sont tous en faveur de cette loi, toutes tendances politiques confondues, ce n’est pas forcément par goût du pouvoir, comme l’affirment certains collègues.. C’est qu’ils ont expérimenté jusqu’au dégoût les tares du système.