Imprimer cet article Imprimer cet article

Vive la liberté pédagogique !

Auteurs : Jean-Pierre Boudine, Antoine Bodin (auteurs de « Le Krach Educatif, 32 propositions pour tenter de l’éviter », L’Harmattan, 2011), Christian Duhamel.

 Qu’une réforme du Collège, ou de quoi que ce soit dans l’Ecole, subisse dès son adoption, le feu croisé de toutes les tendances politiques, syndicales et pédagogiques, c’est dans notre pays un rite obligé. Comme les autres à peu de choses près, celle que porte Najat Vallaud Belkacem est dite trop élitiste, trop démagogique, trop à gauche, trop à droite, catastrophique et insignifiante.

Certains reproches sont d’assez mauvaise foi : la réforme sacrifierait l’enseignement du grec, du latin, de l’allemand. Très peu d’élèves, en réalité, étudient le grec ancien, guère plus le latin, et parmi eux une infime minorité en tire un réel profit culturel. Les jeunes qui se destinent à des études profondes de lettres classiques étudieront le vieux français à l’Université. Il n’y aurait rien de très scandaleux à ce que, de même, l’étude du grec et du latin soit pour l’essentiel renvoyée à l’Université. Ce que prévoit la réforme, c’est à dire l’introduction d’une option consacrée aux langues et cultures de l’antiquité accessible à tous les collégiens semble au moins aussi utile. Cela permettrait d’une part à une proportion loin d’être négligeable de la population d’avoir acquis une connaissance de l’importance des civilisations grecque et latine dans le développement de la culture, et d’autre part aux plus motivés des élèves, quelle que soit leur origine sociale, de poursuivre ou reprendre ultérieurement l’étude du grec ancien et/ou du latin.  La proportion d’hellénistes  et de latinistes dans la population française n’en serait a priori pas affectée, pas plus que celle des futurs philosophes aptes à bien connaître la Grèce antique.  On peut même penser que plus nombreux seront celles et ceux en  ayant acquis une meilleure connaissance. Finalement motiver un élève avant qu’il entreprenne un apprentissage loin d’être aisé, est-ce un crime ? 

Concernant l’enseignement de l’Allemand (qui est dite la « Langue de Goethe », et non la « Langue de Madame Merkel », allez savoir pourquoi), on pourrait dire la même chose : les rares élèves qui étudient l’Allemand jusqu’à être capables de le parler, avec cette réforme … le pourront encore.

Quoiqu’il en soit, la langue internationale, celle qui est la plus utilisée pour le tourisme, dans les professions scientifiques et pour tout ce qui concerne la circulation de l’information, c’est l’anglais. D’autres langues sont parlées par beaucoup de monde : l’espagnol, l’arabe, le mandarin… On sait, et les enquêtes internationales le confirment que les jeunes français sont parmi les jeunes du monde qui pratiquent le plus malaisément cette langue internationale, l’anglais. On peut considérer, même si on peut le regretter, que, les choses étant ce qu’elles sont, la France perd beaucoup de positions dans les négociations commerciales comme dans les grands programmes de coopérations multilatérales faute de spécialistes français possédant suffisamment bien la langue anglaise, fut-elle au niveau du « globish ». N’est-ce pas un sujet de préoccupation plus réel ?

Un autre type de critique qui est adressé à la réforme concerne les fameux 20% du temps scolaire dont la conception est laissée à l’équipe pédagogique de chaque établissement. Il s’agit en principe d’enseignements et d’activités interdisciplinaires, donc pouvant faire intervenir, dans un même projet, des enseignements scientifiques, littéraires et technologiques.

Que disent les critiques ? D’une part, ils relèvent avec inquiétude le flou de cette définition. D’autres ou les mêmes déprécient le concept d’enseignement pluridisciplinaire autour d’un projet : ce serait de la bouillie pour les chats. Enfin, ils y voient une source d’inégalités : certains projets seront meilleurs que d’autres, et par suite, certains élèves seront favorisés.

Ces objections sont incontestablement fondées, d’autant que, peut-être, certains établissements sauront nouer des partenariats tandis que d’autres y répugneront, si bien qu’une inégalité de moyens viendra renforcer les écarts de qualité.

Mais pourquoi taire le fait que nous avons là les effets de la liberté pédagogique, si souvent réclamée par les enseignants ? Une partie du monde syndical enseignant demande traditionnellement davantage de liberté et, simultanément, au contraire, un encadrement strict de toute liberté.

Cette question constitue à nos yeux le plus important enjeu de cette réforme. Précisément pour la raison que nous signalions en commençant ce texte : toute mesure concernant l’école aura toujours, dans notre pays, une majorité contre elle, de même que la mesure opposée. La seule manière de faire bouger quoi que ce soit, c’est de laisser les établissements innover sur la base du volontariat. Et on peut sans risque d’erreur et dans une réflexion dynamique, penser que cette autonomie plus large et ces débuts d’interdisciplinarité impliqueront une meilleure réflexion des enseignants sur la finalité de leurs enseignements comme sur leurs propres pédagogies. 

Nous prendrons deux exemples.

De manière assez stupéfiante, les grands esprits qui ont défini en Europe le fameux « Socle commun des connaissances et compétences de base » n’ont rien prévu qui concerne le monde matériel et la vie courante : la plomberie de la maison, l’électricité de la maison, le traitement des eaux usées, le traitement des ordures, l’hygiène courante, la conception et les matériaux de l’habillement,  éléments de diététique, notion de base de secourisme, code de la route, etc… Apparemment, aucune adolescente, aucun adolescent n’a le moindre besoin de connaître les réalités qui concernent sa vie quotidienne, tandis que la connaissance du théorème de Pythagore et de sa démonstration, ou la maîtrise de l’expression performative s’imposent… Imaginons que la ministre en décide autrement, levée de boucliers : « L’école doit enseigner la prose, pas le prosaïque ! ».

Mais il y a dans ces questions pratiques de quoi bâtir cinquante projets d’enseignement pluridisciplinaire, et les meilleurs feront école, au fil des ans. Cela permettrait en même temps aux élèves que la plomberie ou la menuiserie pourrait tenter davantage que la psychosociologie de relever la tête …

Seconde observation : dans les pays où le bilinguisme est absolument nécessaire, comme au Québec, on sait depuis très longtemps ce qu’il faut faire pour que les jeunes francophones parlent correctement anglais, ou les jeunes anglophones le français. Cela consiste à faire, non pas deux ou trois heures de langue hebdomadaires pendant six ans, mais quinze heures pendant six mois. Vers l’âge de douze ou treize ans, les jeunes consacrent une année (ou une demi-année) à l’étude de cette langue durant presque toutes les heures d’enseignement. Deux formules ont été expérimentées. Dans l’une, par exemple pour des francophones, on enseigne toutes les disciplines, mais en anglais (sauf … le français). Pour des raisons constitutionnelles, cette formule a été abandonnée, mais elle est utilisable en France. Dans l’autre formule, on n’enseigne à peu près que l’anglais, avec naturellement toutes sortes de dispositifs et d’activités variés. Au terme de cette année particulière, naturellement, le problème de la langue est pour l’essentiel réglé, les années suivantes devront simplement entretenir et compléter cette compétence. Le bilan de trente années de cette pratique est parfaitement connu et il est positif. Il serait excellent que quelques équipes pédagogiques françaises décident de s’inspirer de cette méthode pour par exemple enseigner en anglais (en sixième, en cinquième) les mathématiques, l’histoire et la géographie. Voilà un beau projet transdisciplinaire à réaliser sur, encore, la base du volontariat… Et on sait, sans en tenir vraiment compte dans l’enseignement que plus un enfant est jeune (jusqu’à l’âge de neuf ou dix ans) plus vite et mieux il apprend une langue. La simple immersion d’un enfant dans la population à conquérir suffisait autrefois à former les futurs traducteurs des conquistadores. Là encore, décider nationalement l’enseignement intensif de l’anglais en classe de cinquième déchainerait immédiatement cent polémiques inutiles : pourquoi l’anglais, et pas l’espéranto ? Comment envisager de suspendre pendant toute une année l’enseignement de la réduction des fractions au même dénominateur ? Comment les enseignants d’anglais pourraient-ils travailler quinze (ou même huit) heures par semaine avec la même classe, et où trouveraient-ils la nécessaire variété des abords pédagogiques, et les moyens matériels nécessaires ? Objections pour certaines parfaitement justifiées, mais surmontables … si l’équipe pédagogique le désire.

Acceptons et encourageons la liberté pédagogique des équipes, ou renonçons pour toujours à dynamiser notre école.