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“Refonder l’université” : une utopie française

Le Monde du 16 mai 2009 nous informe que « 29 grandes signatures du monde universitaire » lancent un appel pour « refonder l’université » : « Quinze semaines après le début du mouvement de contestation, et alors que celui-ci n’est toujours pas terminé, ces personnalités prestigieuses, d’horizons idéologiques et de champs disciplinaires différents, s’engagent et proposent une sortie de crise ».  

Au-delà de l’emphase journalistique, il s’agit plutôt d’une tentative pour créer un espace de dialogue sur l’enseignement supérieur entre gens d’opinions divergentes, pour dépasser le flot d’invectives et de slogans qui a submergé l’université française ces derniers temps. Pourquoi pas ? Mais un responsable universitaire m’écrit, à juste titre : « Pour que ce dialogue soit fructueux, il faudrait que les désaccords soient affichés et assumés. Ce qui n’est pas le cas : les signataires ont choisi des formules de compromis ambiguës qui en deviennent incompréhensibles et obligent à des exégèses subtiles ». J’ajouterai, quant à moi, qu’on se pose toujours des questions quand on reconnaît des « pyromanes » parmi les pompiers qui prétendent éteindre un incendie…

UNE HISTOIRE QUI SE REPETE

Mon objectif n’est pas de dénigrer cette pétition qui a connu un succès d’estime auprès de collègues « raisonnables ». Il s’agit plutôt de mettre cette initiative en perspective dans l’histoire post-68 de l’université française. En effet on retrouve la même « dramaturgie » à l’occasion de chaque grande crise. Le thème de départ est que l’université est « en danger de mort ». Les « refondateurs » actuels affirment ainsi que « l’université française est proche de l’agonie ». Mais remontons 25 ans en arrière, au moment de la discussion de la loi Savary ; on lit dans Le Monde du 16 décembre 1983 : « 55 des plus grands savants de notre pays, nos prix Nobel, nos médailles Fields, de nombreux membres de l’Académie des Sciences, en appellent solennellement au président de la République pour prévenir la dégradation de l’université française ». Courant novembre 83, s’était réuni, rue d’Ulm, un groupe d’universitaires comprenant quelques notabilités de l’intelligentsia de gauche (dont Laurent Schwartz) sur le thème : l’Université française est menacée de mort[1]. L’appel des 55 sera signé par des milliers de collègues. Contentons nous d’en citer quelques passages[2].

Les pétitionnaires de 1983 demandent « que soit affirmée, avec le droit pour tout bachelier d’obtenir une place dans l’enseignement supérieur, la possibilité pour les universités de diversifier leurs formations et d’orienter les étudiant, selon des procédures variables avec les disciplines et les filières concernées, en considération des aptitudes des candidats, des capacités d’accueil des établissements et des débouchés professionnels prévisibles ».

Ils considèrent que « les tâches nouvelles imposées aux universités par les besoins de notre époque ne doivent leur retirer ni le droit, ni le temps, ni les moyens d’assumer leurs deux autres missions essentielles, qui sont de recherche et de culture ».

Ils demandent « que des liens organiques au niveau des structures, des programmes et des échanges, soient maintenus ou rétablis entre les universités, les écoles et les grands organismes de recherche ».

Ils estiment que « le maintien du niveau scientifique, culturel et professionnel du corps enseignant exige l’évaluation périodique des mérites de chacun, comme c’est le cas dans les organismes publics de recherche ». Ils insistent pour que « le projet de statut des enseignants-chercheurs soit élaboré au grand jour avec le concours d’une commission composée de personnalités incontestées, commission fonctionnant selon des procédures transparentes ».

On pourrait avoir le sentiment, aujourd’hui, que l’histoire se répète. En tout cas le scénario est le même : on se tourne vers l’Etat pour qu’il règle une bonne fois pour toutes les problèmes de « l’université française » (dont certains plongent leurs racines dans la réalité sociale la plus profonde) et l’on s’étonnera ensuite de voir l’Etat impuissant. Ainsi, par exemple, le récent manifeste des « refondateurs » voit dans la dualité des formations universitaires et des formations sélectives la cause première de tous nos maux et avance comme solution… la création d’un « super ministère » de l’enseignement supérieur, comme si ce pouvoir ministériel avait quelque chance d’échapper à l’influence de « la noblesse d’Etat »[3] qui défend bec et ongles le système hyper-sélectif dont elle est issue. C’est d’autant plus paradoxal que certains pétitionnaires n’ont cessé de défiler pour dénoncer l’autoritarisme de l’actuel ministère. La ministre en titre, Valérie Pécresse, a beau jeu de se payer leur tête et de leur dire, quelques jours après, dans un bel exercice de langue de bois : « je vous ai compris ; mon ministère travaille dans la même direction que vous »[4].

On peut rappeler ici la mésaventure de Claude Allègre dont l’une des bonnes idées fut, en 1991, de réduire à un an les classes préparatoires. En effet, s’il s’agit simplement de sélectionner des élèves, à quoi bon les condamner à deux ans d’études dont le caractère formateur est contestable. Jean-Pierre Bourguignon, à l’époque professeur à l’Ecole Polytechnique, s’en félicitait : « on aurait des élèves moins usés, des étudiants moins figés par la séparation entre mathématiques et physique qui règne en classes préparatoires. On aurait une organisation moins ségrégative pour les étudiants européens. Et les cycles universitaires et les grandes écoles seraient au moins compatibles (..). Cela mettrait peut-être fin à cette folie qui pousse un élève qui n’entre pas en prépa à penser qu’il ne vaut rien »[5]. Il reçut une volée de bois vert de l’Union des professeurs de spéciales. Comme il le notait alors, « quels que soient les changements proposés, les écoles pensent que la guerre sainte est ouverte et qu’il faut défendre le fief ».  Bref, des tas de bonnes raisons furent balayées par les lobbies des grandes écoles et des corps de l’Etat, qui déployèrent une intense activité de conviction auprès de l’entourage du premier ministre, et le projet fut abandonné.

On est donc dans un schéma apparemment immuable. A l’occasion d’une crise, on réclame que l’Etat « refonde » tout l’édifice. Et si, par malheur, cet Etat – tantôt de droite, tantôt de gauche – avance une réforme d’une certaine ampleur, il est sûr que les gens vont descendre dans la rue, avec un mélange de bonnes et de mauvaises raisons. A chaque fois on pourra dire : l’Etat s’y est mal pris ; ou alors, on voit bien là la marque de sa perversité (démagogie syndicale s’il est de gauche, néolibéralisme s’il est de droite…). Entendons nous : il n’est pas question de nier qu’il existe des divergences politiques, et que les choix qui sont faits ne sont pas neutres. Mais il faut bien reconnaître que l’on voit émerger des thèmes semblables dans des contextes politiques différents, et que, au niveau de l’Etat, l’histoire a tendance à se répéter.

Ainsi, par exemple, on s’insurge aujourd’hui contre un pouvoir qui voudrait soumettre l’éducation aux déterminismes économiques. Mais qu’il soit permis de rappeler que, le 21 juin 1991, François Mitterrand avait lancé un appel solennel à « la mobilisation générale des énergies et des compétences » pour adapter les formations à l’emploi, et tenter ainsi de faire face aux défis du chômage[6]. « Les entreprises doivent définir clairement les qualifications dont elles ont besoin. (..) Au vu de ce recensement, l’Education Nationale, des partenaires sociaux, des représentants des employeurs et des élus doivent définir le contenu des formations à adapter ou à créer »

L’AUTONOMIE ! MAIS C’EST BIEN SUR !

Et si, au fond, on oubliait un peu l’Etat et la croyance que l’uniformité de son action est la garantie de l’égalité ? On relira à ce sujet avec intérêt le rapport du Collège de France intitulé « Propositions pour l’enseignement de l’avenir » remis à François Mitterrand, au nom de ses collègues, par Pierre Bourdieu, le 27 mars 1985. Ce rapport traite marginalement de l’enseignement supérieur, mais dans la partie intitulée « L’unité dans et par le pluralisme », on peut lire ce qui suit et qui est assez « tonique ».

« L’enseignement devrait dépasser l’opposition entre le libéralisme et l’étatisme en créant les conditions d’une émulation réelle entre des institutions autonomes et diversifiées, tout en protégeant les individus et les institutions les plus défavorisées contre la ségrégation scolaire pouvant résulter d’une concurrence sauvage ».

« L’existence d’une offre scolaire diversifiée, proposée à tous les niveaux par des institutions d’enseignement autonomes et concurrentes (au moins au niveau de l’enseignement supérieur), pourrait être le principe de toute une série d’effets convergents propres à accroître l’efficacité et l’équité du système d’enseignement en renforçant l’émulation entre les établissements, les équipes pédagogiques et les communautés scolaires, et, par là, à favoriser l’innovation et à affaiblir les effets funestes de la condamnation scolaire ».

« Les organismes d’enseignement doivent être placés à l’abri de toutes les pressions extérieures et dotés d’une autonomie réelle (..). Parmi les conditions nécessaires pour assurer aux établissements d’enseignement supérieur l’autonomie, la spécificité et la responsabilité qui définissent une véritable Université (..), la plus importante est sans doute la maîtrise d’un budget global qui pourrait être assuré par une pluralité de sources de financement : subventions de l’État, des régions, des municipalités, de fondations privées, contrats avec l’État ou les entreprises publiques ou privées et peut-être même participation financière des étudiants ou des anciens élèves. Des établissements d’enseignement supérieur et de recherche à financement privé ou semi-public pourraient ainsi coexister avec des établissements à financement exclusivement public. L’autonomie devrait être aussi entière en matière de création d’enseignements, de collation des grades et de régulation des flux d’étudiants, l’État se devant de soutenir des enseignements économiquement non rentables mais culturellement importants ».

Ce texte est l’expression collective des professeurs du Collège de France, mais ce vibrant éloge de la concurrence ne semble pas avoir scandalisé Pierre Bourdieu. Il est vrai que , par la suite, en 1992 il crée avec d’autres universitaires de sciences humaines et sociales « l’Association de Réflexion sur les Enseignements Supérieurs et la Recherche » (ARESER) qui développe aujourd’hui une critique radicale de l’autonomie des universités. Mais la réflexion du Collège de France reste d’actualité.

D’autres grands universitaires avaient défendu l’idée de l’autonomie. Ainsi en 1984, Alain Touraine, une figure de Nanterre, publie dans Le Monde un article intitulé « Créons des universités libres » dont voici quelques extraits.

Il constate que « depuis quinze ans, bien des idées ont été exprimées sur les nécessaires transformations des universités, et pourtant la situation de celles-ci se dégrade ». (..) « Le débat sur la loi Savary a suspendu les universités aux initiatives du ministère et de quelques professionnels de la politique universitaire qui sont en général des syndicalistes et rarement des chercheurs ou intellectuels de renom ». (..) « Les projets et les suggestions seront inutiles, et les réformes auront un effet pervers tant que les universités ne seront pas indépendantes, libres de leurs décisions, de leurs moyens, de leur politique et de leur organisation ». (..) « Ce qui est proposé ici pour la France est tout simplement ce qui fonctionne à peu près partout où existent des universités florissantes ». (..) Il n’existe qu’une force qui s’oppose vraiment à l’existence d’universités libres, mais elle est à la fois puissante et respectable. C’est l’attachement du plus grand nombre à un statut considéré comme une protection économique, professionnelle et même intellectuelle. (..) Parlons franchement. Des universités libres doivent donner à leur personnel un statut différent de celui de la fonction publique. Il pourrait ressembler par certains aspects à celui des entreprises publiques… ».

Conscient de l’énormité du changement qu’il préconise, Alain Touraine propose que l’on crée, à titre expérimental, quelques « universités libres » dont les résultats seraient évalués au bout de cinq à dix ans.

EMERGENCE DES UNIVERSITES

Ce qui est en question c’est l’idée que l’université pourrait être définie de façon centralisée, fut-ce sous l’égide d’une commission composée de personnalités indépendantes[7], ou sur la base d’improbables « états généraux ». Christine Musselin, directrice du « Centre de sociologie des organisations », qui est une observatrice perspicace de la réalité universitaire, souligne que « trop d’éléments concourent à faire des universités des objets de controverses sans issues (..). Contradiction, antagonismes, divergences, sont inhérents à la question universitaire ». Elles soutient que « l’émergence des universités est un phénomène indépendant de l’existence d’une idée renouvelée de l’université, qui serait partagée par la communauté universitaire et en accord avec le projet de développement de la société française (..) ; de plus il semble chimérique qu’une telle idée soit possible »[8].

Philippe Aghion et Elie Cohen dans leur rapport « Education et croissance » au Conseil d’Analyse Economique (2004) partagent cette approche. Ils notent, avec Christine Musselin, que l’introduction des contrats d’établissements, à la fin des années 80, a été la mesure capitale qui a permis, pour la première fois en France et sans heurts, l’émergence de véritables universités. Il s’agit d’une mesure non législative qui « obéit aux modèles de l’inscription silencieuse, et notamment au « modèle de l’anticipation », archétypal de l’action publique volontariste, caractérisée par une absence de conflit, de controverse médiatique et d’exploitation partisane ».

« C’est au niveau des établissements que doivent se faire les arbitrages entre les fins et que doit être réalisée l’adéquation entre les orientations et les moyens (..). Les universités ont engagé en interne une réflexion sur la « bonne » utilisation de leurs ressources alors que cette question était jusqu’alors formulée en termes de contrôle.

Les auteurs du rapport militent ainsi pour ce qu’ils appellent une « réforme incrémentale », « sans psychodrame et sans censure de la rue ». C’est une approche qui s’inspire de la théorie des contrats et des incitations.

Cependant, on pouvait se dire, il y a peu, que cette « réforme incrémentale » avait atteint ses limites. C’est notamment le point de vue que je défendais dans l’un des premiers articles que j’ai écrits sur ce blog[9]. On avait assisté, en effet, à une lente dérive entre la lettre de la loi et les pratiques de certains établissements, et l’on pouvait estimer nécessaire de fixer de nouvelles règles. Et puis il était difficile de donner un sens concret et raisonnable à l’autonomie avec un conseil d’administration d’université qui ressemblait à un comité d’entreprise… Mais le changement législatif et règlementaire a pris l’allure d’une rupture qui a provoqué le « psychodrame » et la « censure de la rue » redoutés par Philippe Aghion et Elie Cohen. Et surtout, alors que la « réforme incrémentale » donnait le premier rôle aux acteurs directs et à leur réactivité, la réforme parachutée focalise les énergies sur les rapports conflictuels de l’Etat avec les institutions et leurs personnels. On a finalement un recul de l’idée d’autonomie et un affaiblissement de la prise de responsabilité des universitaires.

CONCLUSION

Cette question de l’autonomie des universités est en réalité, aujourd’hui, la seule question qui vaille. Elle conditionne l’émergence de véritables universités en France. C’est aussi celle sur laquelle le manifeste des « refondateurs » est le plus négatif et le plus fuyant. Il souligne que « ce principe d’autonomie peut être interprété de manières diamétralement opposées ». Mais la distinction qu’il énonce entre « autonomie de gestion (principalement locale) et autonomie scientifique (indissociable de garanties statutaires nationales) » est très ambiguë. Ainsi le rôle majeur accordé au CNU, contribue à faire de cet organisme le garant des corps universitaires, mais c’est au détriment de l’autonomie scientifique des universités[10]. C’est un fait que la plupart des universités étrangères, qu’elles soient publiques ou privées, ont la liberté de recrutement et de gestion de leurs personnels. Quand aux « montages institutionnels » qui, selon les « refondateurs » doivent « assurer au corps universitaire de réels contre-pouvoirs face aux présidents d’université et aux conseils d’administration », ils demandent sans doute quelques aménagements de la LRU, mais ils supposent surtout que les universitaires commencent par reconnaître et par assumer leur propre responsabilité collective, et ne se contentent pas d’en appeler à l’Etat pour garantir leurs intérêts corporatistes.

Comme le note Christine Musselin, « à défaut d’une grande « idée de l’université », l’émergence d’universités aux identités institutionnelles plus affirmées va peut-être produire plusieurs idées de l’université ». Sans doute le risque existe de voir le fossé se creuser entre les universités qui auront choisi d’évoluer et les autres dont la survie pourra être menacée par l’immobilisme ou les mauvaises pratiques. Mais on peut penser aussi que l’existence d’institutions universitaires autonomes et concurrentes favoriserait les mutations souhaitées, et donnerait leur chance à des universités dynamiques que la politique centralisatrice tend à marginaliser. Tout ce qu’on demande à l’Etat c’est une fonction de régulation, respectueuse de l’autonomie, mais pas une « refondation » utopique de l’université.




[1] Libération du 8 décembre 1983.

[2] Le Monde du 23 novembre 2009.

[3] Suivant une expression chère à Gilbert Béréziat.

[4] Valérie Pécresse : « Refonder l’université française : notre défi commun ». Le Monde du 19 mai 2009.

[5] Libération du 6 juillet 1991.

[6] Le Monde du 24 juin 1991.

[7] On sait très bien que, dans notre pays, si c’est l’Etat qui pilote, les « commissions de personnalités indépendantes » sont une « farce ». Ou bien elles sont à la botte du pouvoir, ou bien on ne tient pas compte de leurs recommandations.

[8] Christine Musselin. « La longue marche des universités françaises ». PUF (2001)

[9] J-F Méla : « Les limites d’une réforme incrémentale » in JFM’s blog.

[10] Ceci d’autant plus que le CNU est essentiellement une collection de sections disciplinaires, et ne prend pas en compte l’identité collective d’un établissement.