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La course à l’excellence dans le ghetto français

Excellence est un mot qu’on entend souvent aujourd’hui à propos des universités et de la recherche, ce qui n’aurait rien d’anormal si l’excellence n’était pas si étroitement subordonnée à l’idée de classement. Il faut être les mieux classés ! L’objectif du Conseil Européen de Lisbonne était de faire de l’Union Européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Et la conclusion qu’on en a tirée, c’est qu’il nous faudrait pour cela un petit nombre « d’universités d’excellence » (world class universities). L’excellence impliquerait donc une politique de concentration des meilleurs et de séparation des « moins bien classés ».

Nous avons eu l’occasion de discuter précédemment le rôle des classements[1] et leur relation à la politique universitaire. A vrai dire, la politique n’est pas réellement fondée sur les classements ; ceux-ci sont plutôt invoqués pour la justifier, et ceci de façon parfois caricaturale. Ainsi lors d’un récent conseil national de l’UMP, le président Sarkozy a déclaré : « Pour l’autonomie des universités, qui nous a valu neuf mois d’occupation l’année dernière, nous n’avons pas reculé d’un demi-centimètre. Et pour la première fois depuis vingt-cinq ans, dans le classement des universités de Shanghai, les universités françaises remontent. C’était possible, nous l’avons fait ». Sauf que l’autonomie n’est pas encore une réalité (une vingtaine d’universités viennent timidement d’y entrer en 2009) et qu’il faut mettre des lunettes pour distinguer les variations de positions des universités françaises dans le classement de Shanghai !

APRES LE “PAQUET FISCAL”, LE “PAQUET UNIVERSITAIRE”

Le rapport sur le « grand emprunt », présenté par la sainte alliance de la nomenklatura, n’échappe pas à ce biais idéologique. Citons en quelques extraits.

Dans la partie consacrée aux investissements nécessaires « en faveur du développement de la connaissance, du savoir et de l’innovation », le rapport embraye immédiatement sur « la visibilité à l’étranger de la qualité et du dynamisme de nos meilleurs établissements d’enseignement supérieur et de recherche. (..) Or leur évaluation et l’impact global des travaux de recherche français ne sont pas à la hauteur de nos ambitions, malgré quelques domaines d’excellence. Ainsi, pour critiquables qu’ils soient, les classements et indicateurs internationaux font état de prestations médiocres ». Suit la référence inévitable au classement de Shanghai.

« Cette position défavorable dans la compétition mondiale s’explique en partie par la faible diversité des modes de financement de nos établissements d’enseignement supérieur, presque exclusivement publics (..). Mais la position défavorable de la France dans la compétition mondiale  reflète également la trop petite taille de nos établissements ». Inutile d’insister sur le caractère fallacieux de ce dernier argument : les universités américaines qui nous dament le pion dans le fameux classement de Shanghai sont toutes de taille moyenne.

Ceci conduit à proposer de concentrer 10 milliards d’euros sur « cinq à dix groupements d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche sélectionnés par un jury international ». En réalité, il est bien inutile de réunir un tel jury ; on connaît déjà les établissements en question : ce sont ceux qui hébergent la majorité des chercheurs des organismes de recherche et qui reçoivent d’ores et déjà l’essentiel des crédits récurrents et des crédits de l’Agence Nationale de la Recherche. Après « le paquet fiscal », voici donc le « paquet universitaire » !

 L’idée centrale est qu’il faut réserver l’argent à un petit nombre de pôles et de projets. Le corollaire en est qu’on va instituer une stricte hiérarchie entre les universités dont la plupart vont se retrouver déclassées a priori. Sans doute a-t-on raison de dénoncer le saupoudrage des crédits. Mais le saupoudrage est souvent une conséquence de l’insuffisance globale de financement lorsqu’on ne veut rien sacrifier. Et la question est bien de savoir s’il est rationnel et juste de sacrifier tout ce qui n’est pas « classé dans l’excellence ».

UNE POLITIQUE CONTESTABLE

Tout d’abord, cette politique est contestable d’un simple point de vue économique. On peut citer, en contrepoint, le lancement par Barak Obama, en juillet 2009, d’un plan ambitieux de 12 milliards de dollars sur 10 ans, en faveur des community colleges. Ces institutions d’enseignement supérieur en deux ans ont été parfois comparées à nos IUT et nos BTS, mais elles rassemblent, de façon non sélective, 6 millions d’étudiants[2] (soit le tiers des étudiants américains) alors que les IUT en comptent, en chiffres ronds, 100.000 et les BTS 200.000. Donc, si on voulait établir une équivalence démographique, cette population des community colleges correspondrait aussi à une grande partie de nos étudiants de licence. Quoi qu’il en soit, voici ce que dit Barak Obama à l’occasion du lancement de son plan : « In an increasing competitive world economy, America’s economic strength depends upon education and skills of its workers. In the coming years, jobs requiring at least an associate degree are projected to grow twice as fast as those requiring no college experience ». Si l’on veut une économie forte, il ne suffit pas d’avoir quelques centres de recherche producteurs de brevets, c’est l’ensemble des forces productives qui comptent. De ce point de vue, il est absurde de tout sacrifier à la constitution d’un petit nombre de pôles d’excellence.

Installer un cordon de sécurité autour de quelques institutions proclamées « pôles d’excellence » est mauvais pour l’économie et catastrophique pour la démocratie. La concentration élitiste comme la méritocratie engendrent la ségrégation et l’exclusion derrière l’alibi de la neutralité des jurys et des concours. La démonstration en a été faite cent fois et il est pitoyable d’entendre le pouvoir actuel expliquer qu’il va réaliser la mixité sociale dans nos filières hyper-sélectives en y intégrant à dose homéopathique quelques jeunes élèves brillants de milieu populaire, et en multipliant les gadgets (internats d’excellence, cordées de la réussite..). On claironne qu’il y a 30% de boursiers en classes préparatoires, mais 75% d’entre eux sont à l’échelon zéro (simple dispense de frais d’inscription et de frais de concours)[3]. La situation est moins reluisante encore dans les grandes écoles elles-mêmes[4]. La réalité est têtue qui montre une dégradation continue de cette mixité derrière les discours euphorisants[5]. Avec la concentration en pôles d’excellence et une hiérarchie marquée des établissements, on va vers plus de ségrégation encore[6].

Sans aucun doute il faut admettre une différenciation de nos institutions d’enseignement supérieur, mais il faut maintenir entre elles le maximum de fluidité (notamment en permettant le passage de l’une à l’autre) et donner à chacune ses chances et son importance en fonction de sa situation. N’oublions pas, quand même, que nous sommes déjà, en France, très concentrés et différenciés, que ce soit pour la recherche par le biais des grands organismes, ou pour la formation avec l’existence des grandes écoles. La ségrégation opérée par nos grandes écoles est finalement plus dure que celle des universités de recherche américaines qui s’efforcent toutes de tempérer un peu leur sélectivité sociale[7]. Eric Maurin[8] nous avait déjà convaincus qu’en France la ségrégation territoriale est aussi forte qu’aux Etats-Unis. Et il faut être naïf ou de mauvaise foi pour prétendre la corriger en concentrant le dispositif et en invitant la jeunesse populaire à rejoindre les plus favorisés dans les « meilleurs établissements » (mais bon sang ! pourquoi ne l’ont-ils pas tous déjà fait ?).

D’autres arguments peuvent être avancés contre la stratégie de concentration universitaire. Et d’abord posons nous la question : est-ce que la concentration est indispensable à la recherche d’excellence ? Sans doute dans les domaines qui nécessitent de très grands équipements, ceux-ci sont-ils nécessairement concentrés en quelques lieux. Mais il y a beaucoup de recherches qui n’exigent pas de tels moyens. Je citerai, aux antipodes, l’exemple des mathématiques dont le niveau international n’est pas contesté. La discipline est organisée en un réseau de départements à l’anglo-saxonne, qui innerve la majeure partie du territoire national. On trouve de l’excellence mathématique dans de nombreuses universités[9]. A quoi servirait-il de la concentrer sur 5 pôles, sinon à dévitaliser les autres ? On peut évidemment étendre l’exemple des mathématiques aux sciences humaines et sociales, mais aussi à l’informatique et aux domaines de la physique, de la chimie qui n’exigent pas de très gros équipements sur place. C’est aussi le cas de la recherche médicale proprement dite, qui est le fait de petites équipes s’appuyant sur les moyens lourds des hôpitaux[10].

Ajoutons que dans le système français où les professeurs sont des fonctionnaires recrutés suivant des normes nationales relativement homogènes, on trouve de bons éléments ailleurs que dans quelques pôles, et ce serait un gaspillage de ressources humaines que de les marginaliser a priori (en ayant peut-être derrière la tête la privatisation du statut des enseignants chercheurs…).

UN CAS D’ECOLE : L’UNIVERSITE PARIS 13

Pour sortir des généralités, prenons l’exemple d’une université, Paris 13, que je connais bien pour l’avoir présidée, et qui est menacée de liquidation dans le processus actuel. La création de l’université Paris 13, à la suite des évènements de 1968 a représenté une innovation audacieuse, même si elle n’était pas explicitement assumée par le pouvoir politique d’alors. Avec l’université de Créteil, elle a été l’une des deux premières universités franciliennes réellement pluridisciplinaires. Mais surtout, cette implantation signifiait la présence, dans une banlieue populaire, d’une université à part entière qui contribuerait à la promotion supérieure des populations locales et au développement économique de leur territoire, dans un contexte de recherche de niveau international. Cette dernière option, ambitieuse, devait donner à ses missions une assurance de qualité que l’on ne trouve pas dans les simples « collèges universitaires ». Même si l’on considère que cette ambition aurait pu être mieux assumée si de vrais moyens lui en avaient été donnés, Paris 13 a su développer à côté de ses importants IUT et de ses formations professionnelles, des laboratoires de haut niveau.

Mais la restructuration des universités parisiennes fait peu de cas de cet équilibre original. Il n’est question que de constituer deux ou trois « pôles d’excellence », avec une référence récurrente au classement de Shanghai et au « peloton de tête des établissements de l’Union Européenne et du monde ». On donne le sentiment qu’en dehors de ces deux ou trois pôles, il n’y aura point de salut, quel que soit le contexte scientifique, économique ou social. Voilà pourquoi, sans doute, le président de Paris 13 a décidé, sans réel débat et contre l’avis de nombre de ses meilleurs scientifiques[11], de mettre l’université à la remorque du PRES Université Paris-Cité. Ce PRES est un projet « mégalo-bobo » bien éloigné du modèle d’université démocratique que constitue Paris 13[12]. On cherchera vainement dans ses principes une mention à l’égalité des chances, à la promotion supérieure de la jeunesse populaire (il est vrai que Sciences-Po s’en charge…), à l’inscription dans le développement économique du territoire nord parisien, au lien fort avec les collectivités de ce territoire… Paris 13 avait de bonnes raisons de s’intéresser au Campus Condorcet dont les deux grandes universités du nord parisien, Paris 8 et Paris 13, sont partenaires, et dont la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord[13] sera le premier fleuron visible. Mais elle perdrait son âme et sa raison d’être en devenant une dépendance, forcément négligeable, de Paris-Cité.

Le rapport de Bernard Larrouturou énumère d’ailleurs un certain nombre d’objections à l’intégration de Paris 13 dans le PRES Université Paris-Cité :

« On peut craindre que l’intégration de Paris 13 au PRES n’accroisse la force centripète qui tend à vider la périphérie de ses meilleurs étudiants. (…) Il est certain que l’éloignement géographique de Paris 13 par rapport aux implantations des six [autres partenaires] réduirait l’identité géographique du PRES et limiterait beaucoup la réalité des synergies et des interactions entre étudiants et entre enseignants. (…) Paris 13 apporterait peu de spécialités nouvelles à l’offre de formations du PRES ; la lisibilité de cette offre serait diminuée, et donner de la cohérence à la carte des formations du Pôle serait très difficile. (…) Par ailleurs il faut être conscient qu’inclure Paris 5, Paris 7 et Paris 13 dans le même PRES rend impossible la construction à Paris et en périphérie proche d’un troisième PRES incluant des formations universitaires en sciences exactes et en médecine ».

Bernard Larrouturou en conclut qu’il n’est pas raisonnable que Paris 13 soit membre fondateur du PRES Université Paris Cité, mais il propose (puisque le président y tient…) qu’elle soit membre associé, ajoutant ainsi une touche d’humiliation supplémentaire pour les cocus de cette course à l’excellence.

 L’exemple de Paris 13 pose la question : à côté de grandes « universités de recherche » (c’est-à-dire où sont concentrés des milliers de chercheurs CNRS ou INSERM) est-il possible de maintenir et de dynamiser des universités moyennes implantées en milieu populaire qui soient autre chose que des collèges universitaires ou des IUT. L’enjeu démocratique est de taille, à Paris notamment, où « au-delà du périphérique, c’est l’Amérique »[14], c’est-à-dire où l’on trouve une extraordinaire vitalité de la jeunesse et un potentiel humain qui ne peut s’exprimer dans les voies de la réussite scolaire et universitaire classique. Remarquons en passant que dans la floraison actuelle de classements qui se prétendent « multidimensionnels » je n’en ai guère vu dont les critères cherchent à apprécier les réponses apportées par les universités aux enjeux démocratiques[15].

AU DELA DE NOS FRONTIERES

Si l’on regarde vers l’étranger, beaucoup de pays se sont lancés dans cette course à l’excellence, mais la situation est assez contrastée. L’Allemagne a affiché une politique de pôles d’excellence, mais dans un contexte de décentralisation de l’enseignement supérieur. En Grande Bretagne où le Research Assessment Exercise a poussé les universités - réellement autonomes - à jouer la carte du resserrement de leurs activités (en abandonnant les moins bien évaluées)[16], des voix se font entendre aujourd’hui pour mettre en garde contre l’affaiblissement scientifique moyen qui peut en résulter.

Un rapport rédigé par Jamil Salmi, chargé de l’enseignement supérieur à la Banque mondiale, intitulé « Le défi d’établir des universités de rang mondial » souligne les dangers de cette course à l’excellence pour les pays émergents[17]. Ceux-ci sélectionnent quelques universités pour les lancer dans la compétition au risque d’accroître les inégalités et de dépouiller les universités locales déjà démunies[18]. L’une des raisons invoquées pour cette course à l’excellence est le développement de l’économie de la connaissance. Mais l’auteur du rapport remarque à juste titre que les économies scandinaves marchent très bien alors que ces pays n’ont aucune université « de rang mondial ». En Allemagne les fachhochschulen jouent un rôle très important dans l’économie, mais ne figurent dans aucun classement international. Il plaide pour une prise en compte du système d’enseignement supérieur dans son ensemble avec toute la diversité d’institutions qui en font la diversité et la richesse. L’ambition de l’enseignement supérieur ne se réduit pas à l’innovation qui via la recherche produira des brevets ; c’est aussi et peut-être surtout la formation de jeunes qualifiés. On retrouve, dans un tout autre contexte, l’inspiration du plan de Barak Obama évoqué plus haut, ce qui renforce l’intérêt de cette réflexion.

On peut seulement regretter que trop de nos collègues, focalisés sur leurs problèmes de statuts et de services, ne s’en préoccupent pas davantage…

 




[2] Il est envisagé que leur nombre augmente de 5 millions dans les dix ans de la durée du plan.

[3] Depuis dix ans la composition sociale des classes préparatoires reste relativement stable, avec 60% des élèves issus des catégories socioprofessionnelles favorisées (cf Philippe Jacqué. Le Monde du 04.09.09)

[4] Voir Jean-Yves Mérindol, « Boursiers et grandes écoles » in JFM’s blog.

[5] Pierre Veltz, « Faut-il sauver les grandes écoles ? ». Les Presses de Science Po (2007).

[6] Voir aussi Christian Baudelot et Roger Establet, « L’élitisme républicain ». La république des Idées, Edition du Seuil (2009)

[7] A titre d’exemple, l’université Rutgers réserve des places en troisième année aux étudiants des community colleges ; même à Harvard, les deux tiers des étudiants sont des « étudiants aidés » dont la moitié sous forme de bourses.

[8] Eric Maurin “Le ghetto français ». La République des Idées, Editions du Seuil (2004)

[9] Pour illustrer mon propos : le mathématicien franco-vietnamien Ngô Bao Châu, aujourd’hui à Princeton, dont les travaux remarquables font de lui un favori pour une médaille Fields 2010, a commencé sa carrière post-doctorale comme chargé de recherche dans le laboratoire de mathématiques de l’université Paris 13 à Villetaneuse, de 1998 à 2004, date à laquelle il a reçu le prix Clay.

[10] Nombre de ces petites équipes de recherche clinique sont d’ailleurs déjà relativement marginalisées dans le dispositif actuel de la recherche biomédicale, dominé par l’organisation INSERM, même si un effort réel a été fait dans leur direction.

[11] Sans l’approbation, non plus, de la communauté d’agglomération Plaine Commune sur le territoire de laquelle sont implantées Paris 13 (CHU de Bobigny mis à part), Paris 8 et le futur Campus Condorcet.

[12] On pourra lire avec intérêt et amusement le tableau cruel qu’en fait, avec son agressivité humoristique coutumière, Gilbert Béréziat délégué général de l’association Paris Universitas concurrente de Paris Cité.

[13] La MSH Paris Nord est une UMS associant le CNRS aux universités Paris 8 et Paris 13.

[14] Cette formule est reprise du titre original d’un intéressant article du journaliste Serge Michel paru dans la page Débats du Monde du 29 avril 2006.

[15] Dans le champ économique, il y a bien pourtant des agences de notation sociale.

[17] Ce sujet a été évoqué lors de la dernière conférence internationale de l’UNESCO sur l’enseignement supérieur.

[18] Ainsi la Malaisie a sélectionné 4 universités qui ont beaucoup plus de moyens que les autres.