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Berkeley once again !

 Où il est question des frais de scolarité et de bien d’autres choses…

Le 4 mars dernier, il y a eu aux Etas Unis une journée nationale de protestation sans précédent, dont l’épicentre a été l’université de Berkeley, « where the seeds of student activism were sown more than 40 years ago ». C’est en ces termes que l’évènement est relaté dans le webmagazine Inside Higher Ed d’où sont tirées les photos qui illustrent mon article.

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L’évènement est assez notable pour être également relaté dans des organes de la grande presse comme The Washington Post. Les étudiants entendaient protester contre la hausse des droits d’inscription décidée par l’université pour compenser les réductions du budget accordé par l’Etat de Californie à cette grande université publique. D’autres mouvements ont eu lieu un peu partout dans le pays, dans le Wisconsin, l’Etat de Washington, l’Illinois, le Maryland, en Alabama… Mais c’est évidemment Berkeley où 200 étudiants ont été arrêtés lors de la manifestation, qui a monopolisé l’attention. A cause de son histoire, mais aussi parce que c’est une université publique emblématique qui a toujours conjugué excellence et ouverture. L’augmentation des frais de scolarité de 7.788 $ en 2009 à 10.302 $ en 2010, venant après des années d’augmentation continue a été le détonateur de la révolte. Cette augmentation était destinée à combler un trou budgétaire d’un milliard de dollars, s’ajoutant à des réductions de salaires des professeurs et à une limitation du nombre d’étudiants. La diminution des crédits publics est la conséquence de la crise économique, mais elle est en contradiction avec la volonté affichée par le pouvoir politique de surmonter cette crise par une élévation du taux de scolarisation supérieure[1]. Compte tenu des difficultés du marché de l’emploi, on demande finalement aux étudiants de payer plus pour avoir moins… Dans ce contexte les revendications se font plus globales : on dénonce « la privatisation », le salaire exorbitant du président de l’université de Californie[2], les manifestations de racisme observées dans certains campus…

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EVOLUTION DES FRAIS DE SCOLARITE AUX USA[3]

Les frais de scolarité (tuition and fees) dans les universités publiques ont augmenté en moyenne de 4,9% par an (au dessus de l’inflation) au cours des dix dernières années, et de 6,5% cette année. Les frais de scolarité s’établissent ainsi aujourd’hui en moyenne à 7.020 $. Si l’on ajoute les charges de logement et de nourriture, on arrive à 15.213 $. Ces sommes s’entendent pour les résidents de l’Etat ; pour les non résidents ou les étrangers[4], la moyenne est de 18.548 $ pour les frais de scolarité et de 26.741 $ pour les charges totales.

Les frais de scolarité sont beaucoup moins élevés dans les two year public colleges : 2.544 $ en 2009-10. Ils sont considérablement plus élevés dans les universités privées : 26.273 $ (avec un maximum à 42.000 $ !). Mais les universités privées ont pu en limiter l’augmentation à 4,4% en 2009-10, tandis que la croissance dans les universités publiques a été entre 6% et 10%. L’effondrement du capital des fondations (endowments) des universités privées (de 30% à Harvard par exemple) pourrait modifier la donne. Notons cependant que la moitié des étudiants de toutes les universités publiques et privées, paye moins de 8.679 $. D’autre part un tiers des étudiants seulement ne perçoit aucune forme de bourse (mais peut bénéficier d’avantages fiscaux).

La question des frais de scolarité dans les différentes universités est l’objet de controverses. D’après l’étude de College Board déjà citée, bien que les frais de scolarité aient augmenté de 20% en dollars constants au cours des 5 dernières années, si l’on tient compte des bourses et des avantages fiscaux, ils auraient diminué de 400 $ en moyenne. Il faut croire que ce n’est pas le sentiment qu’en ont les protestataires de Berkeley ! Toujours d’après College Board, les étudiants des universités publiques reçoivent en moyenne 5.400 $ sous forme de bourses ou d’avantages fiscaux, ce qui ne laisserait à leur charge qu’une somme de 1.600 $. Il s’agit, bien sûr, de moyennes et la situation varie considérablement d’une université à l’autre et d’un étudiant à l’autre. On peut d’ailleurs s’interroger sur la logique d’un système où, pour compenser les coupes budgétaires on augmenterait les frais de scolarité, et pour compenser l’augmentation des frais de scolarité, on augmenterait les bourses en proportion[5]. En tout cas, la situation risque de se détériorer encore car 48 états prévoyaient en décembre 2009 des coupes d’un total de 193 milliards de dollars !

QUI DOIT PAYER ?

Partout dans le monde se pose avec de plus en plus d’acuité la question d’une contribution accrue des étudiants et de leurs familles au financement des universités. Elle se pose de façon prosaïque parce que l’Etat veut faire des économies et qu’il a du mal à faire face à une scolarisation supérieure massive. Dans beaucoup de pays les budgets de l’enseignement supérieur ont été réduits à cause de la crise économique, comme aux Etats-Unis. En France, depuis quelques années, on ne parle plus de réduction budgétaire ; on parle même d’augmentation[6]. Il est vrai que les universités françaises étaient et restent notablement sous-financées.

Quoi qu’il en soit, il faut se poser la question des sources de financement de façon plus politique. Qui doit payer pour l’enseignement supérieur ? Si l’on admet que son développement est une priorité pour l’avenir du pays, aussi importante que le fut en son temps le développement de la scolarisation secondaire, la réponse devrait être la quasi-gratuité des universités. Mais le financement unique par l’impôt (en fait l’impôt indirect qui représente l’essentiel des recettes fiscales) conduit à une injustice criante, mise en évidence depuis longtemps[7]. Comme la moitié de la jeunesse ne va pas à l’université, on fait payer les études des privilégiés par les exclus. Ceci d’autant plus que les aides fiscales (quotient familial pour enfants étudiants rattachés au foyer fiscal de leurs parents, réduction d’impôt pour enfants poursuivant des études supérieures) équivalent à plus de la moitié des aides sociales directes (bourses et prêts, ALS, APL)[8] et bénéficient surtout aux catégories sociales supérieures.

A la logique de l’impôt on veut substituer la logique du « consommateur payeur », non pas par souci de justice sociale, mais parce que la formule est plus indolore. L’automobiliste préfère se faire taxer aux péages plutôt que sur sa feuille d’impôt. Tant pis, dans ces conditions, si les pauvres payent autant que les riches !

Dans le cas de l’enseignement supérieur, on peut arguer que seule une moitié de la jeunesse en profite. Mais on pourrait aussi soutenir que les entreprises profitent de la formation des diplômés, et demander, comme le fait le syndicat britannique The University and College Union, que les Droits d’inscription à l’université soient remplacés par une taxe sur les entreprises[9]. Ce point de vue est soutenu par des experts comme Richard Murphy, directeur du cabinet de consulting Tax Research UK. Il faut dire qu’en Angleterre, pour absorber les réductions budgétaires de £900 M, il faudrait faire passer les droits d’inscription de leur montant actuel de £3.000 à près de £7.000 !

Une approche intéressante est celle du système australien basé sur des prêts à remboursement indexé sur le revenu. A partir de 1989, l’Australie – où les universités sont publiques - est passée du régime de la « gratuité » à des droits d’inscription, variables selon les filières, entre 3.000 et 5.000 € environ. L’étudiant a le choix de payer tout de suite en bénéficiant d’une réduction, ou bien de payer plus tard. S’il choisit la deuxième option, il remboursera en fonction de son salaire à partir du moment où ce salaire aura dépassé un certain seuil (22.000 € de revenu fiscal). S’il n’atteint jamais ce seuil, il ne rembourse jamais. De plus, le prêt qui lui est ainsi consenti est à taux nul. Ce prêt a peu de choses à voir avec les prêts classiques tels qu’on les pratique dans les universités américaines, par exemple. Il s’agit plutôt d’un impôt différé qui porte sur les futurs diplômés au lieu de porter sur les familles d’étudiants. Avec l’inconvénient, cependant, d’handicaper les débuts dans la vie professionnelle de ces diplômés, mais avec l’avantage de ne pas peser sur ceux qui n’auraient pas tiré avantage de leur passage à l’université.

L’HYPOCRISIE FRANCAISE

On doit souligner le caractère hypocrite et anarchique de la situation française. On a bien compris que le pouvoir politique, dans ses ambitions de réforme, s’est soigneusement abstenu de parler des deux sujets qui fâchent : les droits d’inscription et la sélection. Ce faisant, il a tenu les étudiants en dehors des mouvements de protestation qui sont apparus plutôt comme des mouvements de fonctionnaires défendant leurs acquis. Mais, en réalité, l’attitude de l’Etat est perverse. On s’abstient de parler des frais de scolarité, mais on ferme les yeux sur toute une série de dispositions, à strictement parler illégales, qui visent à contourner la loi.

Que ce soit en Grande Bretagne ou en Australie, c’est le pouvoir central qui fixe les règles. Rappelons qu’en 2004, en Grande Bretagne, c’est le parlement qui, après un vif débat et par un vote serré (à 5 voix de majorité) a fixé le plafond des droits d’inscription à £3.000 dans les universités, et ce plafond a été respecté. Tandis que chez nous, depuis de nombreuses années, on assiste à une dérive sournoise des droits d’inscription dans de nombreuses universités, avec la complicité tacite du ministère en charge de l’enseignement supérieur[10]. Le dernier exemple en date est l’augmentation par l’université Paris Dauphine des droits d’inscription à 48 masters jusqu’à 4.000 €. Dans un premier temps, il s’agissait de diplômes d’université. Mais, en plein été 2009, la Direction Générale pour l’Enseignement Supérieur a modifié le décret de 1999 qui fixe la liste des diplômes conférant le grade de master pour y inclure les diplômes d’université de Dauphine. Et le tour est joué ! Il fallait pour cela bénéficier de la complaisance ministérielle. Mais Dauphine a une longue expérience de la chose : elle a pratiqué la sélection en toute illégalité pendant trente ans – jusqu’au moment où elle a fini par obtenir le statut de grand établissement. Le ministère a trouvé normal que Dauphine viole la loi pendant 30 ans[11], alors aujourd’hui on ne va pas pinailler pour si peu !  

Le discours de Dauphine, comme celui de Sciences Po, se veut « social ». On augmente les droits pour les riches afin de pouvoir faire crédit aux « pauvres »[12]. Ce discours de la bonne conscience est un peu formel car il n’y a pas beaucoup de « pauvres » dans le coup puisqu’ils ne sont pas parvenus jusqu’à l’enseignement supérieur… Ce qui n’est pas admissible, en tout cas, c’est de laisser à la charité des établissements ce qui est une exigence d’équité républicaine.

L’Etat est honteusement démissionnaire sur la question des frais de scolarité. On le comprend mieux quand on voit les complaisances qu’il a pour les écoles qui forment « la noblesse d’Etat ». Ainsi, par exemple, le statut des élèves de l’Ecole Polytechnique n’a plus de justification, puisque la solde reçue par les élèves ne correspond plus à aucun engagement : la « pantoufle »[13] a disparu lors de la suppression du service militaire. Les élèves de l’X peuvent aller, en 4ème année, suivre un master de finances en étant payés, puis rentrer directement chez Goldman-Sachs ; et nos impôts paient cette formation !  Il y aurait là de belles économies à faire ! Sur le même registre je me permets de citer ce que m’écrit un excellent collègue normalien : « L’ENS Ulm se nécrose à petit feu, dans un recrutement qui, en lettres, (c’est un peu moins extrême en sciences, mais à peine) devient totalement endogame, et se réduit en pratique à un ou deux lycées. Pour remonter dans les classements internationaux, elle a décidé d’augmenter les effectifs par un autre concours. Mais comme ces effectifs sont limités par le ministère des finances, le deuxième concours, pour les étudiants, offre un statut de seconde zone. L’école a ses nobles, venus de Louis-le-Grand ou assimilé, qui ont salaire, chambre, etc… et ses ilotes venus de la fac, à qui on offre généreusement le droit d’assister aux cours, sans statut, salaire ou logement; d’après ce que j’ai appris, une bonne part d’entre eux ne tient pas le coup, à cause des difficultés matérielles ».

EN GUISE DE CONCLUSION

Je ne sais pas ce qu’il adviendra de la révolte des étudiants de Berkeley. Pourquoi leur mouvement m’a-t-il touché ? Sans doute un peu par nostalgie, parce que j’ai vécu là-bas, il y a 40 ans, des journées enfiévrées. Mais aussi parce qu’il est réconfortant de voir une jeunesse passionnée se rebeller contre un ordre des choses injuste. C’est tellement plus porteur d’avenir qu’un défilé d’universitaires défendant leur « bol de riz en fer », en déclarant sans rire : « nous sommes l’université »…




[1] Voir le plan de Barak Obama en faveur des community colleges, cité dans « La course à l’excellence dans le ghetto français » in JFM’s blog.

[2] Il s’agit du président du statewide system University of California qui chapeaute les dix campus de l’Etat, dont l’interview dans le New York Times avait fait scandale.

[3] D’après College Board.

[4] Rappelons que les étudiants étrangers contribuent à l’économie américaine pour près de 18 milliards de dollars selon des chiffres officiels.

[5] Les bourses n’ont pas vocation à être seulement une exonération des droits d’inscription.

[6] Cette augmentation est indéniable, même si beaucoup d’annonces sont en trompe l’œil, et si beaucoup de crédits supplémentaires pour la recherche ne vont pas à l’enseignement supérieur (crédit impôt recherche par exemple)

[7] Voir par exemple le « Document de synthèse des tables rondes autour du statut social de l’étudiant » (1995-96) consultable dans le fonds documentaire de l’Observatoire de la Vie Etudiante (OVE).

[9] « Fund degrees with business tax» in BBC News.

[10] Déjà, le 6 déc. 1994, dans un grand article intitulé « La dérive des droits de scolarité », le journal Le Monde constatait la généralisation des « droits sauvages » allant de 2.000 à 10.000 F suivant les filières.

[11] Quelques étudiants courageux ont intenté à l’université des procès qu’ils ont gagnés après plus d’un an…

[12] C’est aussi le discours que tient le président de l’Université de Californie quand on le questionne sur l’augmentation des droits d’inscription de 7.788 $ à plus de 10.000 $.

[13] La « pantoufle » est la somme que les anciens élèves devaient rembourser s’ils ne s’acquittaient pas de leurs obligations envers l’Etat en servant dans l’administration. Aujourd’hui, si un polytechnicien n’entre pas dans l’administration tout en effectuant sa quatrième et dernière année d’études, il ne doit rien à l’Etat.