A l’occasion de son quarantième anniversaire, l’université Paris 13 a organisé, le 8 décembre, un colloque consacré à son histoire dont les actes seront publiés. Ce billet reprend mon intervention à une table ronde de ce colloque.
Par « université de plein droit », il faut entendre une université de plein exercice, avec tous les ordres d’enseignement et des laboratoires de recherche. Par opposition à un « collège universitaire » de proximité, à vocation professionnalisante et sans forte composante recherche.
Compte tenu des péripéties et des tergiversations qui ont marqué les débuts de cette université, on ne peut pas dire que l’option choisie au départ pour Paris 13 ait été bien claire. Certes elle a été formellement créée comme une université ordinaire, mais on sait que cette uniformité de façade cache des réalités bien diverses. Ne serait-ce que par la relation aux organismes de recherche : on sait que la moitié des 12.000 chercheurs du CNRS est concentrée sur 12 campus tandis que les 25 universités les moins bien pourvues s’en partagent à peine 300. Et s’il est vrai que le CNRS avait un peu investi dans le secteur scientifique de Paris 13, l’INSERM, de son côté, n’avait implanté aucun laboratoire au CHU de Bobigny. Il faut dire que les débuts de Paris 13 ont coïncidé avec une politique de vaches maigres et de méfiance à l’égard des universités. Si l’on ajoute à cela que l’université fut implantée dans un territoire qui était encore fortement communiste, on comprend que le développement scientifique de Paris 13 n’ait pas été le résultat d’une planification nationale réfléchie. Le projet scientifique a donc été porté par la communauté universitaire, de façon évidemment différenciée suivant les secteurs disciplinaires. Une université pluridisciplinaire - qui plus est, dotée de grands IUT - n’est pas une entité scientifiquement homogène. Mais un élément remarquable, peut-être surprenant, a été l’attachement de beaucoup de professeurs et de personnels à leur université et au défi que son existence même représentait. Pour ma part, ayant commencé ma carrière au CNRS puis à Orsay, j’ai été très sensible au côté « nouvelle frontière » de Paris 13 à laquelle je suis resté attaché. C’est aussi le cas de nombreux collègues, et l’on se doit de noter que le « turnover » des professeurs est plus faible que dans bien d’autres universités.
Comment peut-on développer la recherche sans les grands organismes ? Pour illustrer mon propos, j’évoquerai comment nous avons réussi à construire un laboratoire de mathématiques parmi les meilleurs de France (qui a notamment hébergé le début de carrière d’une récente médaille Fields, notre collègue Ngo Bao Chau). Le département de maths avait pris dès le départ une option qu’on pourrait qualifier « d’élitiste », en s’interdisant tout recrutement local et en prenant les meilleurs. C’est ainsi que se sont rassemblés à Villetaneuse des chercheurs de premier plan. Mais il a fallu du temps pour convaincre le CNRS de s’y intéresser. Cet organisme avait bien voulu associer notre équipe de mathématiques appliquées, mais il avait longtemps rechigné pour ce qui est du reste. On nous disait : « oui votre labo est très bon, mais quelle est votre spécificité nationale ? ». J’avais le sentiment qu’on sous-entendait : « ça va bien pour les maths appliquées puisque vous êtes chez les ouvriers, mais pour les maths pures il faudrait habiter un quartier plus sélect ! ». Cette plaisanterie pour illustrer les handicaps que nous avons dû surmonter.
Comment concilier le statut et le fonctionnement des secteurs scientifiques et technologiques avec ceux des sciences humaines et sociales ? La solution ne pouvait se trouver dans un égalitarisme formel en termes d’objectifs et de moyens. Elle ne pouvait pas se trouver non plus dans un pilotage trop centralisé. Mais plutôt dans une stratégie de projets qui reconnaisse à chaque secteur ce qu’il a de spécifique et de positif. A titre d’exemple, nous avons favorisé à Bobigny la création d’une unité de recherche associant sociologues et médecins, qui a eu un certain succès puisque son directeur, Didier Fassin, vient d’être recruté sur la prestigieuse chaire d’anthropologie sociale de l’Institute for Advanced Study de Princeton. Dans un autre domaine, nous avons soutenu le pôle d’excellence du laboratoire des sciences de l’information et de la communication, autour de Pierre Moeglin. Celui-ci est devenu tout naturellement le premier directeur de la maison des sciences de l’homme Paris Nord dont un axe principal est constitué par « les industries de la culture ».
Dans les années 90 nous avons eu la volonté d’échapper à l’image d’université de banlieue. Certes une composante importante de l’université était constituée par des formations professionnalisantes, notamment deux grands IUT, mais nous avons tenu à maintenir une unité et une continuité de l’université, en refusant notamment que ces formations soient disséminées sur notre territoire, et isolées de ce qui fait le corps d’une véritable université (laboratoires, départements, contexte pluridisciplinaire, culture, vie étudiante, activités collectives…). Une université de plein exercice est un lieu d’acculturation irremplaçable pour la jeunesse populaire. C’est pourquoi, par exemple, nous avions fermé une antenne universitaire peu reluisante à Argenteuil, et nous avions décidé de rassembler tous les départements du nouvel IUT de Bobigny sur le même campus, en dépit des sollicitations des collectivités qui veulent toutes avoir une antenne universitaire. Nous avons un rôle à jouer dans la résorption des inégalités éducatives qui malheureusement gagnent du terrain dans notre pays. De ce point de vue, les antennes universitaires sont de fausses bonnes solutions. On parvient ainsi à capter des catégories d’étudiants qui ne seraient pas venues à l’université sans cette proximité. Mais en revanche on leur « vend » un produit dévalorisé et on entretient de fait une ségrégation spatiale.
Comment cette université a-t-elle pu être innovante et, en même temps, affirmer le sérieux de la formation et de l’évaluation ? Sans exagérer le caractère « innovant » de Paris 13, c’est un fait qu’on s’y intéresse plus aux étudiants que dans une université parisienne classique ; le rapport enseignants-étudiants y est plus convivial, sans sacrifier pour autant le sérieux des pratiques pédagogiques. Ce sérieux doit peut-être quelque chose à la tradition culturelle communiste qui fut importante dans les débuts de l’université (alors qu’une université comme Paris 8 s’affirmait plus « gauchiste », culturellement parlant). Les IUT ont été très autonomes, administrativement et pédagogiquement, jouissant de conditions privilégiées par rapport aux UFR. Mais la situation a quelque peu évolué au fur et à mesure qu’ils s’affirmaient dans leur rôle de premier cycle technologique, avec une majorité d’étudiants en poursuite d’études et la création des licences professionnelles.
Comment les présidents successifs et les directeurs d’UFR ou d’IUT ont-ils réussi à mobiliser les personnels enseignants, techniciens et administratifs autour de l’objectif de sortir Paris 13 du « spectre » du collège universitaire pour affirmer sa place dans le paysage universitaire francilien ? La situation territoriale et le contexte social de l’université, les handicaps qu’elle a dû surmonter, ont engendré une culture d’établissement marquée par davantage de solidarité entre les catégories que dans bien d’autres universités. Les conflits se sont posés et résolus (pas toujours facilement) dans un contexte moins impersonnel que dans d’autres établissements plus classiques.
En dépit de nombreux handicaps, l’université a réussi à établir un équilibre assez remarquable entre sa vocation territoriale qui est notamment de donner à la jeunesse populaire des chances réelles d’intégration professionnelle, et un développement scientifique de niveau international qui garantit la valeur de l’institution et des diplômes qu’elle délivre. Il n’est malheureusement pas sûr que cet équilibre puisse se maintenir à l’avenir, compte tenu de la politique actuelle qui vise à concentrer projets et moyens sur un petit nombre de « pôles d’excellence ». Paris 13 est insidieusement poussée à devenir l’annexe d’un pôle parisien qui concentrerait les « activités nobles », tandis que notre établissement serait enfermé dans ce rôle de « collège universitaire » professionnalisant qu’il a su dépasser jusqu’ici. Ce serait la fin d’une certaine politique de démocratisation.