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La croisade contre la “modernisation” de l’enseignement supérieur

En même temps que la France entrait dans la réforme de ses universités, elle entrait aussi dans l’ère des conflits et des controverses. Conflits entre les chercheurs et l’Etat, mais aussi controverses entre les universitaires eux-mêmes.

On a vu fleurir des pamphlets d’une rare violence : ouvrages dont les titres sont par eux-mêmes des manifestes[1], ou articles dont on trouve les références sur les sites de « Sauvons la Recherche », « Sauvons l’Université »… Ces textes posent de vraies questions, mais ils en font une présentation dogmatique qui nuit grandement à la crédibilité de l’argumentation, au demeurant non exempte d’approximations et de simplifications abusives. Autour de ces thèses se retrouvent des « antilibéraux » mais aussi des universitaires plus « réactionnaires ».

Dans cet article un peu polémique, on passe en revue et on discute les « certitudes » de la « croisade » contre la « modernisation » des universités. C’est un préalable indispensable à une critique raisonnée du « nouveau management public » dans l’enseignement supérieur et la recherche[2].

UNE VISION DOGMATIQUE ET CATASTROPHISTE

L’idée générale développée dans les textes cités ici, est que la réforme en cours n’est pas conçue pour résoudre les problèmes des universités, mais pour appliquer un modèle idéologique néolibéral lié à la mondialisation de l’économie. Cette réforme, à l’œuvre dans tous les pays, serait en train de détruire « la conception du savoir formulée par les Lumières et la vision « humboldtienne » de l’université » pour faire de l’enseignement supérieur, « non plus un droit des citoyens nationaux, mais un bien marchand »[3]. Au travers du « nouveau management public », on institue une « hégémonie totale de la rationalité instrumentale et de l’efficacité » que l’on peut qualifier de « macdonalisation de la société ». « Les universités sont des fast-foods qui vendent les idées que les gestionnaires pensent profitables »[4]. On voit s’établir ici une identification entre « université entrepreneuriale » et entreprise marchande, ce qui n’est quand même pas la même chose. Une « université entrepreneuriale » peut se définir comme « une entreprise non marchande ou à but non lucratif, recevant des financements publics et privés, mais exerçant aussi des activités commerciales, et disposant de l’autonomie de gestion de ses actifs et de ses personnels »[5]. Il n’est pas scandaleux d’envisager l’enseignement supérieur notamment sous l’angle de sa fonction dans l’économie. Ceci n’implique pas ipso facto qu’on en fasse un bien marchand.

Le livre[6] se conclut sur une prophétie menaçante : « Si les universités ne s’adaptent pas, on se passera d’elles ». Cette petite phrase est tirée d’un ouvrage de Sir Douglas Hague[7] qui serait, paraît-il, devenu « un livre culte pour tous ceux qui rêvent de créer des universités entrepreneuriales conçues comme des firmes privées produisant et vendant de la connaissance au sein d’une économie du savoir mondialisée »[8]. De quoi nourrir les cauchemars des « sciences humaines et sociales qui [dans cette perspective] sont mises sur la touche au profit des disciplines pragmatiques, des sciences de l’ingénieur aux sciences de gestion ».[9]

L’ECONOMIE DU SAVOIR, CAUCHEMAR DE HUMBOLDT

Les auteurs de ces diatribes voient dans le processus de Bologne et la stratégie de Lisbonne, « projet d’une Europe compétitive fondé sur l’Economie du savoir » les étapes d’un « complot » global. Pour Chris Lorenz[10], « la déclaration de Bologne constitue fondamentalement une transformation silencieuse de l’université « humboldtienne », autrefois consacrée à la recherche et aujourd’hui remplacée par une « mac-université néolibérale ». «L’idée générale derrière les projets éducatifs de l’Union européenne est donc économique et s’apparente au travail de standardisation des économies nationales »[11]. Christophe Charle[12] voit dans la mise en œuvre du LMD la machine de guerre de cette entreprise. On peut être sceptique. En effet s’il est permis de se montrer critique sur les conditions de mise en œuvre du LMD dans les universités françaises, le résultat final est quand même plus « conservateur » que « libéral-révolutionnaire », chaque ancienne filière ayant fait en sorte de se réincarner autant que possible dans le nouveau système, en se conformant a minima aux standards imposés. On est assez loin, en moyenne, des masters de gestion anglo-saxons qui sont les épouvantails de référence[13]. Et « l’intégration de tous les systèmes nationaux d’enseignement supérieur pour ne former qu’un seul système éducatif européen ayant pour objectif l’augmentation de sa compétitivité internationale »[14] reste une vue de l’esprit.

Pour Christophe Charle, « Loin de donner un supplément d’âme culturel et civique à l’Europe, c’est plutôt l’enseignement supérieur qui se trouve soumis aux principes généraux, économiques, voire économicistes de l’Europe des Six initiale : marché ouvert, concurrence, compétitivité, efficacité »[15]. Pour lui cela va entraîner de grandes inégalités entre les étudiants et des écarts considérables entre des établissements désormais en compétition. Comme si l’université « humboldtienne » était égalitaire ! Il est d’ailleurs assez étonnant d’entendre des collègues le plus souvent issus du système hyper-sélectif des grandes écoles nous expliquer que la sélection et la compétition sont des maux liés à l’économie néolibérale…

LE DOGME ET LA REALITE

S’agissant d’inégalités entre les étudiants, la plus criante des inégalités est encore entre ceux qui vont dans l’enseignement supérieur et ceux qui n’y vont pas et qui néanmoins payent pour les premiers. Mais tout système, quel qu’il soit[16], qui ferait contribuer à leurs frais d’études les étudiants qui ont bénéficié de l’enseignement supérieur, suscite l’hostilité de nos « antilibéraux ». « Contre cette vision purement individuelle, il faut souligner que la société tout entière bénéficie de cette amélioration globale du niveau d’éducation de ses futurs cadres moyens et supérieurs »[17]. Par un raisonnement analogue on pourrait démontrer que tout le monde bénéficie de l’enrichissement des entreprises… Pourtant « la conception française du service public autorise (et pratique dans bien des domaines) le partage du coût du service public entre contribuables et usagers »[18].

Les auteurs cités prophétisent le désengagement financier de l’Etat. Cependant c’est un fait que la majorité des pays augmentent aujourd’hui leurs dépenses publiques affectées à l’Enseignement Supérieur. Il est vrai que ces financements sont parfois en trompe-l’œil et pas toujours à la hauteur des enjeux. Il est vrai aussi que les modes d’attribution des crédits peuvent être un moyen de contraindre les universités à s’ouvrir aux demandes des agents économiques. Mais il est abusif de parler purement et simplement de désengagement de l’Etat.

Cette volonté de faire coller la réalité au dogme est une caractéristique assez répandue. Prenons, par exemple, l’analyse faite par Christian Galan du système japonais[19]. L’auteur présente la réforme de 2004 qui a donné une large autonomie aux universités publiques nationales. La conclusion de son texte laisse rêveur : « L’université française et l’université de l’Europe continentale sont mortes au Japon le 1er avril 2004 ». Quand on connaît la situation du Japon – réforme ou pas : hiérarchie entre universités nationales de recherche et universités de proximité aux trois quarts privées ; inexistence de diplômes nationaux ; sélection à l’entrée ; frais d’études élevés ; force de la culture d’entreprise… (ce que Galan nous explique d’ailleurs), on s’étonne de lui voir faire un tel rapprochement entre la situation japonaise et celle de la France… Sauf à vouloir artificiellement tout intégrer dans le dogme du complot néo-libéral mondial, fut-ce en distordant la réalité. Que le Japon ait augmenté considérablement les crédits publics de la recherche fondamentale ne gêne pas outre mesure Christian Galan pour parler de désengagement financier de l’Etat (ça fait partie du dogme général !). On voit aussi sur cet exemple le parti-pris de sous-estimer les caractéristiques nationales et l’inertie des systèmes éducatifs dont le destin est d’être uniformément broyés par la machinerie économique mondiale.

LA CROISADE ANTI-LRU

Dans beaucoup de ces textes on trouve un couplet vengeur à l’encontre des présidents d’universités qui soutiennent la réforme – sous-entendu par intérêt personnel. Pour avoir appartenu naguère à cette corporation, je sais combien elle est hétérogène, mais qu’à côté de carriéristes et d’incapables, on y trouve un grand nombre de collègues courageux qui se battent, sans que cela leur rapporte grand chose, pour faire émerger des universités qui soient autre chose que des conglomérats d’intérêts mandarinaux ou syndicaux. S’ils ont soutenu la réforme - sans être suffisamment critiques à son égard toutefois - c’est qu’ils avaient expérimenté de plus près que les autres les tares de la gouvernance des universités françaises. Faut-il brûler les présidents ?

A entendre certains, les élections universitaires se réduiraient à un affrontement entre pro-LRU et anti-LRU. Cette présentation est d’autant plus illusoire qu’en définitive la LRU sera appliquée, y compris par ses opposants. Et puis autour de cet objectif « politique » se rassemblent des majorités ambiguës, voire contre nature[20]. L’enjeu des élections actuelles ne serait-il pas plutôt de choisir un bon administrateur qui soit au service de l’institution, et de se donner des règles qui garantissent un bon équilibre entre le président et la communauté universitaire ? On ne peut pas dire que les grands discours anti-LRU nous aient fait progresser sur ce chapitre. Ils cachent bien souvent des manœuvres plus prosaïques.

ET QUE FAUT-IL PENSER DES UNIVERSITES AMERICAINES ?

Les meilleurs universitaires français ont eu l’occasion de fréquenter les grandes universités américaines, et les plus « antilibéraux » d’entre eux sont bien embarrassés pour porter un jugement équilibré. Ils doivent reconnaître que ces institutions sont remarquables sous bien des aspects. Mais alors, comment concilier ce fait avec la thèse du complot « néolibéral » qui devrait précisément faire les plus grands ravages là-bas ? Certains s’en tirent en disant que si les universités américaines sont performantes dans les sciences de la nature, ce n’est pas vraiment le cas en sciences humaines[21] (un argument qui ne tient guère). Ou encore que le système américain n’est peut-être pas si mal, mais qu’il n’est pas transposable chez nous sans graves inconvénients. « On n’aura pas une américanisation néolibérale, mais une dualisation à la française »[22].

Drew Faust, historienne et présidente de Harvard, s’est taillée un beau succès auprès de la communauté universitaire internationale, en affirmant dans son discours inaugural du 12 octobre 2007 :

« Universities are indeed accountable. But we in higher education need to seize the initiative in defining what we are accountable for. We are asked to report graduation rates, graduate school admission statistics, scores on standardized tests intended to assess the “value added” of years in college, research dollars, numbers of faculty publications. But such measures cannot themselves capture the achievements, let alone the aspirations of universities. Many of these metrics are important to know, and they shed light on particular parts of our undertaking. But our purposes are far more ambitious and our accountability thus far more difficult to explain.
The essence of a university is that it is uniquely accountable to the past and to the future. (..) A university looks both backwards and forwards in ways that must – that even ought to – conflict with a public’s immediate concerns or demands. Universities make commitments to the timeless, and these investments have yields we cannot predict and often cannot measure. (..) We are uncomfortable with efforts to justify these endeavors by defining them as instrumental, as measurably useful to particular contemporary need. Instead we pursue them in part “for their own sake”, because they define what has over centuries made us human, not because they can enhance our global competitiveness.
(..)
By their nature, universities nurture a culture of restlessness and even unruliness.(..) It is not easy to convince a nation or a world to respect, much less support, institutions committed to challenging society’s fundamental assumptions.(..) That Harvard will maintain the traditions of academic freedom, of tolerance for heresy, I feel sure”.

Mme Faust est d’autant plus à l’aise pour prétendre à cette liberté académique qu’elle est assise sur un capital propre de 35 milliards de dollars, qui est la contrepartie des implications de Harvard dans la société et l’économie américaines, sans oublier ses masters de gestion… Décidément rien n’est jamais aussi simple que le disent nos idéologues…

EN GUISE DE CONCLUSION

Pour conclure, on pourrait citer une réflexion de Marco Pitzalis[23] : « Ces questions ne peuvent pas être la conclusion rhétorique d’un manifeste conservateur qui, derrière le désarroi de façade devant la fin de « l’idée d’université », cache l’hostilité aux nouvelles fonctions (..) et la peur de voir remis en question un statut social et professionnel privilégié. Bien au contraire, elles représentent les demandes toujours ouvertes auxquelles les intellectuels et les universitaires européens ont le devoir de trouver une réponse ».

Chritophe Charle, lui, s’écrie : « Si l’on ne veut pas nous entendre, on ne viendra pas se plaindre quand la catastrophe annoncée sera là ». Prenons garde quand même, dit Marco Pitzalis, « à ne pas devenir les prophètes – inconscients ou intéressés - d’un millénarisme universitaire qui reproduit la prophétie de la destruction de son univers. La critique de l’université nécessite donc en même temps une critique de la critique de l’université »[24].

 


[1] Citons par exemple :
- « La Destruction du savoir en temps de paix » de Corinne Abensour, Bernard Sergent, Jean-Philippe Testefort, Edith Wolf. Mille et une nuits (2004).
- « Université : la grande illusion » sous la direction de Pierre Jourde. L’esprit des Péninsules (2007).
- « Les ravages de la « modernisation » universitaire en Europe » sous la direction de Christophe Charle et Charles Soulié. Editions Syllepse (2007).
- « Le Cauchemar de Humboldt, les réformes de l’Enseignement supérieur en Europe », sous la direction de Paul-Franck Cousin. Editions Raisons d’Agir (2008).

[2] J-F Méla. « Les dérives du « nouveau management public » dans l’enseignement supérieur et la recherche » (à paraître dans JFM’s blog).
[3] Chris Lorenz. « L’économie de la connaissance » in « Les ravages de la « modernisation » universitaire en Europe ».
[4] Ibid.
[5] Annie Vinokur. La LRU : essai de mise en perspective. Revue de la régulation n°2 (janv. 2008).
[6] « Le Cauchemar de Humboldt, les réformes de l’Enseignement supérieur en Europe ».
[7] Sir Douglas Hague : « Beyond the universities : a new republic of the intellect ». Institute of Economic Affairs, London (1991).
[8] « Le Cauchemar de Humboldt, les réformes de l’Enseignement supérieur en Europe ».
[9] Ibid.
[10] Chris Lorenz, « L’économie de la connaissance » in « Les ravages de la « modernisation » universitaire en Europe ».
[11] Ibid.
[12] Christophe Charle. Introduction à l’ouvrage « Les ravages de la « modernisation » universitaire en Europe ».
[13] Ibid.
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] Par exemple, le système australien ne fait contribuer que les étudiants qui ont réussi, le jour seulement où leur salaire aura dépassé un certain niveau.
[17] Christophe Charle. Introduction à l’ouvrage « Les ravages de la « modernisation » universitaire en Europe ».
[18]
Annie Vinokur. La LRU : essai de mise en perspective. Revue de la régulation n°2 (janv. 2008).
[19] Christian Galan. « La libéralisation de l’enseignement supérieur au Japon » in « Les ravages de la « modernisation » universitaire en Europe ».
[20] J-F Méla : « Les universités dans le piège d’un système électoral absurde » in JFM’s blog.
[21] Christophe Charle. Introduction à l’ouvrage « Les ravages de la « modernisation » universitaire en Europe ».
[22] Ibid.
[23] Marco Pitzalis. « L’université italienne entre marché, formations professionnelles et pouvoir politique » in « Les ravages de la « modernisation » universitaire en Europe ». La contribution de Marco Pitzalis dans cet ouvrage collectif, se distingue par son caractère non dogmatique.
[24] Ibid.