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Modulation des services et gouvernance universitaire

Un martien de passage en France pourrait légitimement s’étonner de certains aspects du débat actuel sur la modulation des services : la prise en compte de l’ensemble des activités des enseignants-chercheurs, et la modulation de leur service d’enseignement n’est-elle pas une vieille revendication de la communauté universitaire ? Citons quelques extraits du rapport des Etats généraux de la recherche en 2004[1] (les passages en italiques sont soulignés par moi):

Il est nécessaire de recruter un nombre important d’enseignants-chercheurs et d’augmenter significativement le nombre de monitorats associés à une activité d’enseignement. Cela permettra une réduction du service des enseignants-chercheurs (avec pour objectif à terme un service de l’ordre de 150 heures « présentielles » pour tout enseignant-chercheur ayant une activité de recherche avérée par une évaluation)

Le rapport continue en énumérant des mécanismes susceptibles de favoriser l’engagement des enseignants-chercheurs dans la recherche :

Des possibilités de modulation du service pédagogique variables au cours de la carrière, sur la base du volontariat, et en lien avec l’évaluation : (…) des actions de réduction significative du service pédagogique permettant aux enseignants-chercheurs de se consacrer de manière plus importante à une activité de recherche; elles seront mises en place lors de chaque échéance quadriennale. De même, des possibilités d’augmentation du service d’enseignement des enseignants-chercheurs qui le souhaitent, leur permettant de se concentrer sur leurs projets pédagogiques, doivent être créées. Elles ont pour corollaire important qu’une implication forte et de qualité dans l’activité pédagogique doit ouvrir les mêmes possibilités de promotion qu’une implication forte dans les activités de recherche.

On le voit : le besoin de modulation s’est exprimé fortement, et pas seulement dans le sens d’une diminution du service d’enseignement, dans ce moment démocratique unique qu’a été l’élaboration du rapport des Etats généraux de la recherche. Et, quand elle était orientée vers le bas la modulation  y était assortie de conditions très nettes : être un chercheur évalué pour sa recherche.

Il convient à cet égard de rappeler que les enseignants-chercheurs ne sont pas tous des chercheurs actifs. Selon les chiffres datant de 2003 qui ont été communiqués en 2004 au Comité d’initiative et de propositions des Etats généraux de la recherche, sur les 51 000 enseignants-chercheurs de l’époque (hors professeurs associés), 11.000 n’étaient rattachés à aucune équipe de recherche “labellisée” c’est à dire reconnue comme telle par le Ministère ; environ 60% du total des enseignants-chercheurs étaient considérés comme des chercheurs actifs, avec des fluctuations importantes selon les disciplines. Ce chiffre n’est d’ailleurs pas anormal : de nombreux universitaires, par exemple les professeurs de médecine praticiens hospitaliers, dont beaucoup ont de très lourdes responsabilités hospitalières, ou ceux qui, souvent au prix de leur carrière, assurent le fonctionnement quotidien des universités, n’ont pas véritablement la possibilité de faire de la recherche.

Et en effet, les obligations professionnelles des enseignants-chercheurs : enseigner, faire de la recherche, contribuer à la diffusion des connaissances, administrer la recherche, animer des projets pédagogiques, participer à la direction des universités et organismes de recherche, ne sont  compatibles qu’en étalant dans le temps leur accomplissement. Et, sauf à faire de l’angélisme, en tenant compte des capacités fortement différenciées de chacun.  

Le mouvement actuel est-il pour autant incompréhensible ? Non pour deux raisons.

La première est mauvaise. La méfiance généralisée des universitaires par rapport à l’autonomie des établissements universitaires est à courte vue. Certes cette autonomie comporte des dangers, sur lesquels nous reviendrons plus loin. Mais que penser a contrario de la centralisation complète des instances de décision? Un seul programme, décidé nationalement, pour toutes les licences de sociologie en France ? Décidé par qui : un Raymond Boudon ou un Jean-Claude Passeron ? Pire : une seule instance de recrutement, par des concours nationaux, contrôlée par une clique de mandarins aussi puissants que médiocres ? On sait bien que cela serait le cas dans bien des disciplines ! Comment se seraient développés l’université de Vincennes ou d’autres qui ont puissamment contribué à sortir la pensée d’un académisme figé sans l’autonomie ? La centralisation n’est pas non plus une protection contre l’étranglement budgétaire : depuis la création de l’Université napoléonienne, l’Etat n’a eu aucun état d’âme en sous-finançant très gravement les universités qui étaient pourtant sous son contrôle. Non, le modèle centralisé n’est pas la panacée, le passage à l’autonomie est indispensable, sur ce point nous n’avons pas le choix.

Mais l’autonomie des universités ne peut fonctionner correctement qu’à certaines conditions. La deuxième raison, bonne, qui explique le mouvement actuel est que ces conditions ne sont pas actuellement remplies.

Un contre-poids indispensable est l’existence d’un système d’évaluation indépendant. C’est à l’AERES qu’incombe de jouer ce rôle pour les laboratoires. L’usage montrera si l’AERES assume correctement ce rôle. Il sera nécessaire d’en faire évoluer les pratiques afin qu’elle exerce cette responsabilité essentielle dans le respect du principe de collégialité. C’est au CNU que revient ce rôle pour les individus. Il sera là aussi nécessaire d’évaluer les instances d’évaluation et d’en améliorer progressivement le fonctionnement.  

Ce qui n’est pas actuellement clair, c’est l’effet qu’auront ces évaluations nationales sur les décisions locales. La méfiance est de mise, et elle est légitime. Le risque de sortir des griffes du grand mandarinat qui perdure dans bien des disciplines pour tomber dans celles de gestionnaires à courte vue est bien réel.

Prenons l’exemple de la modulation : qui va décider du service des enseignants, et sur quelle base ?

Le rapport des Etats généraux parlait de volontariat, sans aller jusqu’au bout de la réflexion; dès qu’il y a allocation de moyens dans un système collectif, la décision ne peut pas relever seulement de la somme des choix individuels. Le projet de décret sur la modulation confie, et c’est bien normal, la décision à chaque université, sur la base de l’évaluation faite par le CNU. C’est donc in fine le président qui décidera. Supposons un instant que tous les présidents aient à la fois un sens aigu de l’équité, une éthique irréprochable et un jugement infaillible. Par fonction, un président est au carrefour, soumis à des pressions multiples : celles des groupes plus ou moins influents dans son université, celle du  ministère dont il dépend, de personnalités politiques importantes localement, de groupes économiques, des étudiants… Même ce président parfait, de par sa position, ne serait pas en mesure de prendre les meilleures décisions possibles.

Parce que l’essence des institutions universitaires est d’être soumises à deux logiques contradictoires : d’un côté leur inscription dans la société et ses contraintes économiques, politiques et sociales; de l’autre leur mission d’élaboration du savoir avec une exigence absolue de liberté et de totale indépendance. Dans les institutions universitaires le président est comptable de la première. Les conseils élus, y compris le conseil scientifique, ne peuvent pas rendre pleinement compte de la seconde, tant par leur taille que par leur mode de désignation. Il y a donc un manque, que la loi « LRU » de 2007 a accentué alors même qu’en donnant aux présidents une véritable capacité d’exercice de leurs responsabilités, elle se devait d’organiser l’équilibre entre les deux logiques.

Cette critique fondamentale que nous faisons du mode de gouvernance des universités tel que la LRU l’a confirmé ne nous autorise pour autant ni à approuver toutes les approximations des slogans exprimés sur le projet de décret, ni à renoncer à la revendication de modulation et de prise en compte pour les universitaires de l’ensemble de leurs activités. Le point sur lequel il faut se battre est la mise en place dans chaque université, sans attendre un amendement de la LRU, des organes consultatifs et des procédures de délibération capables de réaliser le nécessaire équilibre entre logique d’institution et logique de savoir. Cela sera pertinent pour bien des décisions à prendre dans nos universités pour les années à venir, et pas seulement la modulation des services.

 


[1]    Les Etats généraux de la recherche, Tallandier 2004, pp. 188-189.