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Sortir la gauche universitaire du formol (2)

Il y a un an, un arrêt du Conseil Constitutionnel portait le coup de grâce au « principe constitutionnel d’indépendance » des professeurs d’université. Seuls quelques juristes se sont émus de cette affaire, un peu subtile pour le commun des mortels[1]. On peut penser que cette « dégradation » des professeurs ne faisait qu’entériner un état de fait. Mais cet arrêt marque bien la fin d’une époque. Jadis, un professeur de faculté, c’était comme un conseiller d’Etat ; aujourd’hui ce n’est plus rien de tel. Avec la massification de l’enseignement supérieur, la crise des universités est faite aussi du malaise des universitaires qui ne savent plus bien ce qu’ils sont. Certains vivent dans la nostalgie. D’autres se cramponnent à des mythes assez éloignés des réalités.

UNIVERSITAIRES : MYTHES ET REALITES

« On peut regretter la douceur des lampes à huile, la splendeur de la marine à voile, le charme du temps des équipages. Mais quoi ? Il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités ».

Quelles sont ces réalités ? La vérité est que la profession universitaire est aujourd’hui très éclatée : à côté de 57.700 enseignants chercheurs (nous verrons plus loin ce qu’il en est de cette catégorie « ambidextre ») le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (MESR) recensait en 2009-10  23.500 enseignants non permanents (professeurs associés, ATER, moniteurs, assistants hospitalo-universitaires…), soit plus du quart du total en dehors de la médecine, et 13.000 enseignants du second degré (majoritairement dans les disciplines littéraires). Il faut rajouter les vacataires, recrutés directement par les universités, dont on ne connaît pas le nombre, probablement des milliers[2]. Certains ont des CDD (comme, par exemple, les enseignants de « français langue étrangère »). Mais, en général, pour être « chargé de cours », il faut justifier d’un autre emploi (ce qui est souvent matière à arrangements). La précarité n’est pas que dans le statut, mais dans les conditions de travail (charges de service connues tardivement et variables au cours de l’année, délais de paiement des salaires…). Dans les grandes écoles, les vacataires, venant de milieu académique ou professionnel, sont extrêmement nombreux, avec bien souvent une fonction de professeur principal[3]. A ce tableau il faudrait logiquement rajouter les 8.000 professeurs des classes préparatoires rattachées à l’enseignement secondaire, qui sont recrutés par l’Inspection Générale de l’Education Nationale et n’ont pas d’obligation de recherche. Dans les comparaisons internationales, il faudrait également rajouter les enseignants de BTS. Au-delà des personnels universitaires engagés dans l’enseignement, on pourrait comptabiliser nombre de chercheurs contractuels des laboratoires des universités et des écoles, qui sont souvent dans une position intermédiaire entre la thèse et une carrière professorale espérée[4].

Pour en rester aux enseignants chercheurs proprement dits, une étude de la Mission Scientifique Universitaire (MSU), il y a dix ans, montrait déjà qu’ils étaient loin d’être tous des « chercheurs actifs » ou « publiants » (pour adopter la terminologie actuelle). 78% étaient répertoriés dans des unités de recherche labellisées (dont 43% dans des UMR) mais on comptait seulement 60% de chercheurs actifs. En 2008, le rapport Schwartz fait état de chiffres très voisins : 76% sont rattachés à des unités de recherche et les trois quarts d’entre eux, soit moins de 60% du total, sont considérés comme « publiants » suivant les critères de la Mission Scientifique, Technique et Pédagogique (MSTP). Ces chiffres-là peuvent être facilement actualisés en synthétisant les rapports de l’Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (AERES). Ils doivent, de toute façon, être pris avec prudence. En matière d’enseignants chercheurs « publiants », les chiffres dépendent des critères adoptés[5], et les taux peuvent varier beaucoup d’un secteur à l’autre, d’une unité à l’autre. Il faut notamment tenir compte de la situation particulière de la Biologie-Médecine d’une part, et des antennes universitaires délocalisées d’autre part[6].

Tous ces chiffres mettent en évidence la grande diversité de situations des enseignants du supérieur. Or, dans la crise de 2009, les enseignants chercheurs se sont crispés sur la défense de leur statut en faisant semblant d’ignorer cette diversité. Il est d’ailleurs assez remarquable que, dans les revendications, il n’ait jamais été question  des autres catégories (profs du secondaire, précaires…) et que, s’agissant des enseignants chercheurs eux-mêmes, on ait défendu l’égalité de traitement de tous et contesté le principe des modulations de services (même si, en pratique, tous n’exerçaient pas le même métier)[7]. Certes, dans la période actuelle, on peut comprendre le souci de défendre le statut protecteur de la fonction publique qui permet de ne pas être sous la pression constante du court terme. Mais ceci ne peut pas se faire en niant les réalités, c’est-à-dire la variété des situations, des fonctions et des tâches.

Pour beaucoup, la seule vérité est dans une évaluation et une gestion nationale des carrières. Mais outre qu’on fait alors l’impasse sur tous ceux qui ne sont pas enseignants chercheurs, même pour cette dernière catégorie ça ne marche pas. Ou plutôt, ça marche à peu près tant qu’il s’agit de recherche, mais il est impossible d’évaluer nationalement l’enseignement et les autres tâches des universitaires. Or il faut quand même reconnaître que si les universités ne marchent pas bien, c’est bien plus dans leur enseignement que dans leur recherche. Sans vouloir minimiser les efforts faits ici ou là, on peut dire que le niveau pédagogique général est peu élevé dans les universités françaises. Ce n’est pas étonnant car le métier d’enseignant qui est central pour les universitaires, et qui est même le métier principal pour ceux qui ne sont pas des chercheurs actifs, ce métier n’est jamais évalué et la façon dont on l’exerce n’a aucune importance sur la progression d’une carrière ! On parle de l’urgence qu’il y a à résorber l’échec en licence. Il y faudra sans doute des moyens supplémentaires, mais il faudra aussi demander plus aux enseignants et les motiver pour cela. On ne peut pas leur demander de s’investir dans la pédagogie et le suivi des étudiants s’ils n’en retirent rien, et si l’enseignement est présenté comme fondamentalement moins noble que la recherche. Rien d’étonnant que d’excellents scientifiques fonctionnent « à l’économie » et sans enthousiasme dans cette partie de leur métier.

Il est essentiel de refuser la séparation institutionnelle de la recherche et de l’enseignement supérieur. Les enseignants devraient tous être formés par la recherche, et encouragés à y contribuer, à un niveau ou à un autre, tout au long de leur carrière. Mais au lieu de prétendre condamner les « mauvais chercheurs » à l’infamie d’une charge d’enseignement plus lourde, ne serait-il pas plus honnête d’admettre positivement la coexistence dans l’enseignement supérieur de chercheurs, d’enseignants chercheurs et d’enseignants  sans obligation de recherche ? Sur ce dernier point on fait mine de croire que ce serait dévaluer les universités que de l’admettre ouvertement (alors que les universitaires français confient sans remords leurs enfants aux professeurs de classes préparatoires…). Mais on peut citer, à l’étranger, des universités d’élite qui n’ont pas honte de recruter des professeurs pour l’enseignement seul. A titre d’exemple, j’invite à consulter une offre d’emploi pour  un poste d’assistant professor of the practice » publiée par l’une des meilleures « universités de recherche »  américaines[8]. Ce poste fait l’objet d’un contrat renouvelable et offre une perspective de promotion comme associate professor, puis full professor. L’exigence de départ est un PhD, mais il n’y a dans le contrat aucune obligation de recherche[9]. L’accent est mis sur l’excellence dans l’enseignement. Une enquête montre que, dans l’université en question, l’enseignement est l’objet d’une extrême attention. Certes il s’agit d’une université privée où les droits de scolarité sont élevés. Mais la gratuité de nos universités ne peut pas être une excuse pour traiter l’enseignement en quantité négligeable, en particulier pour ce qui est de la carrière des professeurs. Ajoutons que, s’il faut en croire le rapport Schwartz, les trois quarts des universitaires pensent qu’il faut prendre davantage en compte l’enseignement.

L’absence de toute évaluation sérieuse de l’enseignement vient du refus de voir cette évaluation se faire au niveau local (évaluation par les pairs, voire par les étudiants). Contre le spectre du localisme, on brandit le Conseil National des Universités (CNU), nonobstant les récents scandales d’autopromotion dans certaines sections de ce Conseil[10]. On ne croit pas à l’autonomie… Mais comment font-ils dans d’autres pays ? Le CNU n’a d’équivalent nulle part ailleurs en dehors de nos frontières. Son destin est de disparaître tôt ou tard, ou en tout cas de voir son rôle s’estomper.

L’enseignement ne serait pas vraiment évaluable, car on ne pourrait pas trouver de méthodes fiables et capitalisables pour l’appréhender. C’est en tout cas la question que pose Michel Lussault dans un intéressant article de son blog. Il répond notamment : « L’évaluation de l’activité de formation par les pairs devrait s’accompagner (et se nourrir) de celle des enseignements par les étudiants. Cette démarche est mise en œuvre dans de nombreuses universités au monde ». Des expériences ont été faites en France, mais « on peine à sortir de la phase expérimentale. (..) Un paradoxe supplémentaire de notre système, où les étudiants sont appelés à contribuer aux choix de la gouvernance de l’université, au nom d’une démocratie assez formelle (quasi-parodique, à l’occasion), alors qu’on leur refuse un droit d’expression élémentaire sur ce qui les concerne le plus directement : la formation qu’on leur dispense ».

 AU DELA DES MYTHES

Nous venons d’évoquer un aspect particulier : la place et la prise en compte de la fonction enseignement. Nous pourrions élargir le sujet et parler de la différentiation des fonctions et de la modulation des tâches des universitaires, ainsi que de leurs critères d’évaluation. Comment cela peut se traduire dans les statuts, les carrières et les rémunérations. Disons le tout net : cette approche est très déstabilisante pour le système français où le modèle reste celui de la fonction publique, où tout se joue dans le concours de recrutement, et où toute introduction d’éléments d’évaluation différenciés dans le déroulement de la carrière semble remettre en cause l’unicité de statut et le principe d’indépendance du magistère.

Il faut bien reconnaître qu’une alternative qui serait faite de précarité généralisée, de compétition permanente pour l’emploi, pour le salaire… n’aurait rien d’enthousiasmant. Mais, si l’on veut endiguer cette tendance, on ne peut rêver de maintenir une catégorie dans un statut intemporel préservé de tout jugement tandis que tous les autres seraient des contractuels jugés sur pièce, dont on proclamerait, contre toute vraisemblance, qu’ils ont vocation à devenir fonctionnaires… On voit bien, par exemple, que le recrutement des scientifiques par les concours de la fonction publique tels qu’ils sont aujourd’hui, est un problème pour les autres. Ceux qui ont raté leur chance à l’âge canonique et par les voies standard ont peu de chances de se rattraper. On le constate notamment avec ces nombreux post-docs partis à l’étranger (70%) qui ont bien du mal à revenir dans la compétition lorsqu’ils ne sont pas soutenus par des réseaux locaux, et qu’ils ne bénéficient pas de parrainages[11]. On pourrait imaginer un système plus fluide. Pourquoi pas, en début de carrière, un tenure track  à la française[12] ? Je me souviens d’avoir commencé ma carrière comme attaché de recherche au CNRS dans une position qui était alors celle de contractuel (avant 1982), avec l’obligation de soutenir une thèse d’Etat dans les 5 ans. Je ne trouvais pas - et je ne trouve toujours pas aujourd’hui - que   cette situation fut choquante ou dramatique. Au-delà du recrutement, c’est toute la question de la prise en compte équilibrée dans la carrière des différents aspects de l’activité, variable suivant les situations et les catégories de personnels. Disant cela, j’ai conscience de blasphémer !

Les syndicats mettent en garde contre l’abandon du credo de la fonction publique qui veut l’égalité de traitement pour tous. Mais un statut qui ignore les réalités finit par disparaître. Si on veut en préserver les aspects les plus positifs, il faut accepter de le voir évoluer dans le sens d’une différentiation des fonctions, d’une modulation des tâches et des rémunérations… Il ne faut certes pas se cacher que la voie est étroite : l’introduction de ces « inégalités » entre les universitaires, peut menacer les valeurs humanistes et saper la solidarité[13]. Mais on ne peut pas rester crispé sur la défense de statuts obsolètes par peur du libéralisme sauvage et d’une vision mercantile de l’université. La gauche universitaire a mieux à faire que de défendre un concept de professeur de faculté qui n’existe plus.

 


[1] Voir l’article « L’indépendance des professeurs fout le camp » in JFM’s blog [2] Voir « Les soutiers de l’université » par Catherine Rollot, in Le Monde du 6.10.2009.

[3] Ainsi, par exemple : l’Ecole Polytechnique compte très peu d’enseignants-chercheurs à plein temps ; le corps enseignant de l’Ecole des Ponts ParisTech est essentiellement constitué de vacataires ; l’Ecole de Télécom SudParis (ex INT) affiche qu’elle recrute chaque année environ 600 vacataires…

[4] D’après un rapport de la Cour des Comptes publié en 2011, l’ANR finançait en 2008 plus de 15.000 CDD, tandis qu’une étude faite en 2009 sur les CDD engagés en 2005, montrait que 35% d’entre eux avaient touvé un emploi permanent, tandis que 43% étaient restés en CDD.

[5] Les critères de l’AERES ne sont pas plus sévères que l’étaient ceux de la MSU ou de la MSTP.

[6] Il y a plus de 8.000 EC en Médecine, Odontologie, Pharmacie ; ces secteurs participent de façon très partielle et très inégale aux unités de recherche labellisées. Il y a plus de 5.500 EC dans les IUT dont la situation est très variable ; certains IUT sont très bien impliqués dans la recherche, mais d’autres souffrent de leur délocalisation.

[7] Ajoutons que ce refus de toute différentiation devient encore plus absurde lorsqu’on se fait imposer de l’extérieur des différences de traitement plus considérables : ainsi, dans les IDEX, les enseignants chercheurs qui seront à l’intérieur du « périmètre d’excellence » auront des ressources 10 fois supérieures aux autres.

[8] Duke University est 35ème au classement de Shanghai.

[9] Nous pourrions dire que nous avons les PRAG, mais c’est sur le mode de « l’apartheid ».

[10] Voir l’article « Des jésuites au CNU ? » in JFM’s blog.

[11] Voir le rapport Cohen-Le Déaut (1999)

[12] Voir l’article « Tenure track peut-il se traduire en français ? » in JFM’s blog.

[13] Aux USA des voix s’élèvent contre la modulation des salaires des professeurs en fonction de leur champ disciplinaire et du marché de l’emploi.