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Le Rocher de Sisyphe

Pierre Arnoux est professeur à l’Université d’Aix-Marseille et président de la Commission française pour l’enseignement des mathématiques (Union mathématique internationale). Au delà des grands débats généraux, il livre ici avec force un témoignage précis et dérangeant.

Je suis impressionné de voir à quel point toutes les discussions sur l’avenir de l’université oublient totalement ce qui devrait être l’un de ses deux objectifs fondamentaux : l’enseignement.

Le rapport du comité de suivi de la LRU y consacre, si j’ai bien lu, moins d’une page (section 4.7) sur 40, sans aucune recommandation, contre 4 pages pour l’analyse de Jussieu ! C’est parfaitement représentatif de ce que je vois dans tous les débats ; je mets régulièrement sur la table le problème de la « mastérisation », celui de l’échec en premier cycle et du manque d’encadrement, en indiquant des pistes de solutions possibles ; il est à chaque fois péniblement clair que tout le monde attend patiemment que j’ai fini pour retourner aux vrais sujets : le destin de l’ANR, la structure de l’AERES, la composition du CA, la gouvernance du plateau de Saclay, le destin des EQUIPEX et celui du PIA… J’ai honte de l’enseignement que je donne depuis 10 ans, et je ne vois aucun moyen d’y remédier dans les circonstances actuelles, car il n’y a plus aucun lieu pour discuter des problèmes, ou des solutions qui existent.

J’ai appris que l’AERES a expertisé la licence de mon université ; comme presque toutes les personnes impliquées, je n’étais pas au courant, et n’ai pas eu voix au chapitre: l’évaluation s’est faite entièrement sur dossier, sans visite sur place ! Le rapport final fait 3 pages, et se contente de lieux communs qui n’apportent rien (sauf prouver que l’université s’est montrée incapable de fournir la moindre donnée sur la licence, en dehors du nombre d’inscrits). L’an dernier, on m’a demandé de présider le comité d’évaluation du cursus de mathématiques d’une université étrangère; j’ai reçu deux mois à l’avance une documentation complète, et j’ai été invité sur place pour deux journées intensives où j’ai rencontré enseignants, étudiants, administratifs. Il y avait des horaires réservés pour toute personne qui voudrait me rencontrer ; j’ai fait un compte-rendu de fin de visite devant l’ensemble du département, j’ai envoyé ensuite un premier rapport de 15 pages auquel le département a répondu pour le rapport final : quel contraste !

Je tente de faire participer à l’enseignement des étudiants de M1, pour des colles de première année. Ils en sont ravis, les étudiants de L aussi, et les enseignants également. Mais quelle galère ! Tout est perpétuellement à recommencer, pour les recruter, pour les payer, pour organiser les colles, et dès qu’un responsable change, il faut tout recommencer pour le convaincre que ce n’est pas une idée stupide, que nous savons ce que nous faisons, et que les étudiants sont qualifiés pour ce qu’ils font. C’est le rocher de Sisyphe.

Nous tentons de faire encadrer des stages de recherche pour des lycéens par des étudiants du M2 formation des maîtres: même galère, encore compliquée par l’opposition frontale de la responsable de l’IUFM.

Nos semestres racornissent régulièrement, et tendent vers 12 semaines ; on en arrive à des aberrations totales, pour les filières renforcées, avec des semaines de plus de 40 heures de cours ! Mais on a plus de deux mois de sessions d’examen : il est impossible de poser le problème, ce type de considérations pédagogiques n’ayant aucun poids face à l’inertie de la structure bureaucratique (peut-être appuyée par une partie du corps professoral, fort heureuse de voir l’année réduite à 24 semaines?).

Nous avons de plus la chance de vivre une réunification : nos 3 universités sont unies depuis le 1er janvier. Nous commençons donc maintenant à nous préoccuper des nouvelles structures, et d’ici quelques mois, nous devrions avoir un département de mathématiques. Pour le moment, nous sommes dans le vide. C’est mieux que l’an dernier : toute demande de modification, si triviale fût-elle, devait obligatoirement passer devant les 3 CEVU ! Maintenant, ces demandes doivent seulement être harmonisées entre les 3 sites ; comme me l’a expliqué l’an dernier un responsable des enseignements, dans un moment de découragement : « ils sont en train de reconstruire l’union soviétique, il reste à voir combien de temps ça va mettre avant de s’effondrer ».

J’entends bien les bonnes âmes qui disent que c’est le moment de prendre des initiatives et que tout est ouvert. C’est ce que nous faisons avec enthousiasme.

Nous avons créé l’an dernier, avec des enseignants en université et des chercheurs en didactique, une spécialité de didactique des maths en M2 pour des profs en exercice. C’est la plus grosse spécialité du M2 de maths, les étudiants en sont très contents. Elle répond à une demande explicite de l’Education Nationale, et le rectorat nous a soutenus. Elle a une particularité que l’on appréciera : c’est le seul M2 que j’aie jamais vu fonctionner avec 0 (zéro) heures de cours, tout étant fait en bénévolat, entre autres par des chercheurs de l’ex-INRP, la fac ayant refusé de nous donner une heure de cours (plus de crédits !). Comment allons-nous trouver des bénévoles pour les années suivantes ?

Nous avons passé deux ans à créer, suivant les demandes officielles, et au prix de multiples difficultés, un master de formation des maîtres. Il a fallu pour cela interpréter des textes flous et incohérents, qui étaient régulièrement changés de façon erratique (qu’on ne me parle plus d’autonomie ! ce que nous vivons relève plus de la bureaucratie tsariste que d’une quelconque autonomie ; notre seule planche de salut est l’incompétence des responsables ministériels). Le co-responsable m’a dit sa satisfaction à la sortie de la séance de rentrée : l’effectif du M1 avait doublé par rapport aux inscriptions, étant passé de 1 à 2 étudiants (contre 50 en prépa CAPES il y a 3 ans), conséquence inévitable des conditions de cette formation. Les exigences inopinées du ministère sur la formation en anglais nous obligent à des contorsions sur les validations d’UE, compliquées par les règles d’APOGEE et la nécessité de passer par le CEVU pour le moindre changement de coefficient ; ce détail anecdotique représente à lui seul des dizaines de mails. De toute façon, il est clair que ce système ne peut pas durer, tout le monde, de la cour des comptes à l’assemblée nationale en passant par le président et le ministre, est d’accord là-dessus. Nous allons donc devoir recommencer à zéro l’an prochain; je ne sais pas s’il y aura des volontaires pour s’y coller.

Nous avons monté depuis 3 ans un groupe de préparation aux concours. Nous avons fait passer, pour ce groupe, le taux de réussite de 30% à 80%, et une bonne partie du groupe a intégré des écoles, dont certaines très bonnes (ESPCI…) ; plusieurs étudiants, dont certains des meilleurs, ont choisi de continuer en L3 à la fac. Pour la première fois, j’étais content de ce que je faisais. L’an dernier, cet enseignement, pour des raisons bureaucratiques obscures, n’a pu être présenté sur admission post-bac: l’effectif a donc chuté de 24 à 6, ce qui a conduit à mixer ces étudiants avec les autres et prive l’exercice de son sens. De toute façon, cette prépa était faite en collaboration avec l’école d’ingénieurs de Luminy, or celle-ci a disparu par fusion avec Polytech, et la collaboration a disparu ipso facto. De plus, il nous faut maintenant nous coordonner avec les autres sites, qui ont aussi des groupes prépas. Nous nous entendons fort bien, et poursuivons le même objectif ; mais cela veut dire que la maquette précédente a été rendue obsolète avec la fusion, emportant avec elle tout le fonctionnement matériel que nous avions mis au point. Le rapport AERES mentionne ce cursus ; mais il n’a visiblement pas compris les problèmes qui se posent, et ne nous est d’aucune utilité, ni pour trouver des solutions, ni pour discuter avec nos tutelles. Nous devons donc tout recommencer à zéro, mais il ne suffit plus de nous entendre à 5 ou 6 : il faut à la fois parler avec les physiciens,  les mathématiciens et les informaticiens de tous les sites d’enseignement. Doodle fonctionne à plein rendement, et la moindre décision devient maintenant un chemin de croix. Il faut dire que nous avons choisi la difficulté : comme en prépa, nous faisons un enseignement pluridisciplinaire (Maths-physique-chimie-info-français-anglais), ce qui est le vestige d’une époque disparue, les autres cursus étant des tuyaux descendus du L3. Cela pose des problèmes insoupçonnés; par exemple, ce groupe prépa doit obligatoirement faire partie de l’un des tuyaux. Il est donc officiellement affilié à la licence de mathématiques. Pour préserver toutes les susceptibilités, nous ne pouvons donc pas dire que la réussite en L2 permet de poursuivre en L3 de physique (bien que ce cursus permette de passer les concours options physique, et que tous les étudiants de la dernière promotion qui ont continué à l’université aient poursuivi en physique); on peut tout au plus signaler qu’une inscription sur dossier en L3 de physique peut être demandée.

J’ai obtenu cette année une délégation au CNRS, pour la première fois de ma carrière, et elle est en train de partir en fumée dans ces conneries, parce que je ne me résigne pas à laisser tomber des enseignements auxquels je crois. Heureusement, je suis invité les mois prochains à faire un cours de master à l’étranger; je vais pouvoir y retrouver des conditions plus raisonnables, qui me rappelleront ce qu’a pu être il y a 20 ans la condition de professeur d’université en France…

J’aimerais bien voir les conditions de l’enseignement redevenir un sujet de débat : la poursuite du fonctionnement actuel, c’est la mort de l’université. Pour être clair: je ne demande pas l’instauration d’une sélection à l’entrée en université. Je ne demande pas un triplement des droits d’inscription. Je ne demande pas la formation de filières d’EEXXXXXCCEELLEEENNNCCEE, mot auquel je suis en train de devenir allergique quand je vois tous les diplômes et départements Potemkine qu’on est en train de créer sous ce nom.

Je demande qu’il redevienne possible d’argumenter un dossier en s’appuyant sur des considérations pédagogiques ; je demande que la parole argumentée des responsables de cursus ait plus de poids, en ce qui concerne le soutien pédagogique, que les directives ministérielles ; je demande que la discussion sur les sessions d’examens et les modalités de contrôle ne soit pas entièrement déterminée par les dates de dossiers Erasmus et les contraintes de la scolarité ; je demande que le problème de la pluridisciplinarité des deux premières années soit posé sérieusement ; je demande qu’il soit possible de mettre au point des dispositifs pérennes sur les multiples détails de fonctionnement qui nous pourrissent la vie, et que nous devons chaque année réinventer.

En 15 ans, les flux d’entrée en licence scientifique à l’université ont été divisés par 2, et les flux d’entrée en classe préparatoire scientifique sont en train de passer devant. C’est normal : elles travaillent dans un environnement stable, où l’enseignement est hautement valorisé (même si on peut contester leurs pratiques), et font donc le boulot sérieusement. Pendant ce temps, nous vivons dans un environnement en perpétuelle déliquescence, avec des règles arbitraires imposées d’en haut, et dont les responsables se glorifient qu’elles évoluent de plus en plus vite, ce qui interdit toute construction à moyen terme (on ne parle plus de long terme ici : 5 ans devient un horizon inaccessible) ; l’enseignement y est la dernière roue du carrosse, même si de nombreux collègues continuent à s’y dévouer, d’une façon qui finit par confiner au bénévolat. Pourquoi s’étonner du résultat?

P.S. Et qu’on arrête de nous parler d’autonomie : les enseignants n’ont jamais été aussi rigidement corsetés que ces dernières années !