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Universités du troisième type

Le précédent article traitait de l’avenir de la LRU. Mais est-il encore pertinent de poser par ce biais la question du devenir des universités françaises, après la publication des projets d’IDEX sélectionnés au terme des deux vagues d’appels à projets ? Après la première vague j’avais publié un article intitulé « PRES et IDEX : Farces et attrapes » où je mettais en évidence, sur des exemples parisiens, le caractère arbitraire, parfois même absurde, de ce qui apparaissait un peu comme un « loto ». A propos de la LRU, j’ai souligné combien les investissements d’avenir, et tout particulièrement les IDEX, étaient en contradiction avec le principe d’autonomie des universités. Par ailleurs il y a déjà eu ici des « débats autour de la politique d’excellence ».

Mais c’est un autre aspect que je voudrais relever aujourd’hui : par le biais du cahier des charges de ce concours des IDEX et des projets retenus, c’est la nature même des universités françaises, de leur organisation et de leur gouvernement, qui serait profondément modifiée, en dehors de toute disposition législative et de tout débat démocratique interne. Si ce processus allait à son terme, on pourrait parler de « coup de force ». Mais il est plus probable que ces « universités du 3ème type » que de petits comités ont travaillé à dessiner en toute opacité, ne verront pas le jour, en tout cas pas sous la forme décrite dans les projets les plus technocratiques. Je me contenterai de prendre comme exemples le projet UNITI (Université de Toulouse) porté par le PRES Université de Toulouse, et le projet USPC (Université Sorbonne Paris Cité) porté par le PRES Sorbonne Paris Cité.

L’UNIVERSITE DE TOULOUSE (UT)

Les citations du projet sont en italiques.

Le projet UNITI est sans doute le plus formalisé, mais aussi le plus risqué, car il se propose de fusionner d’ici 2018, 12 établissements autonomes, dont 4 grandes universités, dans quelque chose qui ne serait pas une université, mais un grand établissement, l’Université de Toulouse (UT), qui serait créée début 2013, ce qui implique d’abord la suppression du PRES, puis celle de tous les conseils d’administration des établissements partenaires en 2018. Dès l’été 2012, toutes les instances de gouvernance de l’UT seront créées ou préfigurées, anticipant la création juridique du grand établissement.

Les motivations générales qui sont affichées sont peu convaincantes. Il s’agirait de constituer une « université » forte de 94.000 étudiants, 7.100 enseignants, enseignants-chercheurs et chercheurs, de 5.800 personnels administratifs et techniques, qui serait deux fois plus grande que la plus grande université publique américaine, qui figurerait entre la 100ième et la 200ième position au classement de Shanghai. On a déjà dit ici, depuis longtemps, ce qu’il faut penser de « la fascination des palmarès internationaux » et de « la grippe de Shanghai », qui conduisent à justifier la constitution de mastodontes hétérogènes qui n’ont rien à voir avec les universités américaines auxquelles on veut se comparer. Mais là où ça se corse, c’est lorsqu’on entend distinguer à l’intérieur de cette grande Université de Toulouse (UT) un « périmètre d’excellence » (UT*) qui fait, à strictement parler, l’objet du projet d’IDEX, et qui ne comprend que 30% des enseignants chercheurs et chercheurs, et ne concerne que 21% des étudiants. Pour être honnête, il faut dire que le principe de cette ségrégation à l’intérieur d’une université unifiée n’est pas une idée des toulousains, mais fait partie du cahier des charges des IDEX, complété par les indications du jury. Ce périmètre d’excellence reçoit l’essentiel de l’argent de l’IDEX, sans parler de ressources propres de l’université. Mais cela va plus loin. En fait, à l’intérieur de la future Université de Toulouse, on établirait une frontière entre le périmètre d’excellence et le reste. Il y aurait en quelque sorte « la Noblesse et le Tiers Etat ». Qu’on m’entende bien : je n’ai pas d’objection à une différence de financement de la recherche en fonction de la qualité des chercheurs et de leurs résultats. Il y a des instances d’évaluation et des agences de programmes pour ça. Mais là, il s’agit de bien autre chose puisqu’on distinguerait à l’intérieur de la même université deux secteurs qui ne seraient pas régis par les mêmes règles. Ainsi, par exemple, on envisage le gel des recrutements pour les unités qui seraient en dehors du périmètre d’excellence.

L’UT sera composée d’un petit nombre de « collèges », disciplinairement homogènes, dont les doyens seront nommés par la direction de l’UT ; les collèges étant eux-mêmes structurés en départements. Le principe est la délégation de pouvoirs entre les échelons. On nous dit que ceci correspond à la structure et à la gouvernance des meilleures universités dans le monde, ce qui demande à être fortement nuancé (voir l’exemple de Berkeley dans l’article « La gouvernance partagée ça peut marcher ! »), et ignore d’ailleurs le fait que l’UT sera incomparablement plus hétérogène que les fameuses « meilleures universités mondiales ».

Une telle organisation suppose une autorité centralisée forte qui sera exercée par le Conseil de surveillance. Ce Conseil est l’ultime décisionnaire sur tous les sujets. Il sera composé de 12 membres, 7 d’entre eux étant des personnalités extérieures indépendantes qui seront désignées début 2012 selon une procédure originale qui garantit que leur qualité sera à la hauteur des enjeux. Il s’agit de personnalités du monde des universités, de la recherche, des entreprises…, qui doivent être extérieurs à Toulouse. Le mode de désignation est assez complexe et obscur, faisant intervenir une « commission de nomination » de 20 membres qui semble être le bureau du PRES élargi, plus les membres du Sénat académique restreint (voir plus loin), qui présélectionne des candidats dont la liste est envoyée à un « comité des sages » qui peut choisir des noms en dehors de la liste. La composition de ce comité des sages est explicitement affichée : on y trouve 18 noms de personnalités diverses ayant une notoriété scientifique, dont on ne sait pas trop pourquoi ils ont été retenus, mis à part leur aura médiatique. En tout cas les rédacteurs du projet gardent les choses en main ! Je me suis permis de donner tous ces détails pour montrer la complexité du processus et son caractère assez particulier. Bref un machin ! Dans ce Conseil de surveillance il y aura quand même 3 élus : un enseignant ou chercheur, un personnel administratif, un étudiant.

Rassurons-nous cependant. On nous dit que le seul maître à bord de l’UT sera le Directeur Général Exécutif (DGE), assisté dans sa tâche par le Comité Exécutif (COMEX)  (qui semble être le bureau élargi du PRES).

Il y aura un « Sénat Académique » (SA) qui sera l’organe consultatif pour les affaires académiques, avec un « Sénat Académique Restreint » (SAR) composé de 12 élus par et au sein de la communauté des meilleurs professeurs et chercheurs du site. La désignation de ce SAR reste floue ; pour ne rien laisser au hasard, les auteurs du projet en dressent la liste nominative !

Il y aura aussi un « Conseil d’Orientation Stratégique » (COS) constitué de l’ensemble des partenaires externes de l’UT : collectivités territoriales, grandes entreprises partenaires…

Il y aura enfin un « Conseil d’Université » (CU) regroupant les membres des différents Conseils de Collège (enseignants, enseignants-chercheurs, chercheurs, étudiants, personnels administratifs et techniques). Ce sera un large Forum démocratique de réflexion de l’Université de Toulouse (en somme une vaste « assemblée générale » sans pouvoirs, pour que les gens puissent se défouler…, mais qu’on se rassure, cette instance ne se réunira qu’une fois par an !).

Les différentes étapes de constitution de l’UT sont définies dans le plus grand détail, laissant peu de place au débat démocratique. On nous dit cependant que chacune des étapes fera l’objet d’une évaluation au cours de laquelle les parties prenantes (personnels BIATOSS, enseignants et chercheurs, étudiants, partenaires extérieurs) de l’université seront consultés. Si cette consultation a réellement lieu, le beau « plan quinquennal » risque d’en prendre un coup !

Puisqu’il est question de périmètre d’excellence, on est obligé de mettre en place à l’intérieur de l’Université des organes d’évaluation : L’excellence au sein d’UT et d’UT* fera l’objet d’évaluations par un groupe d’évaluation scientifique (GES), coordonnées par le Directeur Général Exécutif (DGE) et le Directeur de la Recherche de l’UT. C’est sur la base de cette expertise que le périmètre d’excellence sera affiné. Il y aura aussi un « Observatoire des performances ». Je passe sur la composition et la désignation de ces comités internes, mais qui échappent au contrôle de la communauté universitaire. En effet, le contrôle par les instances de gouvernance interne de la définition du périmètre d’excellence se limitera à une évaluation a posteriori des décisions par le Sénat Académique.

On peut être inquiet du caractère oligarchique de toute cette organisation, qui ne garantit pas l’indépendance des évaluations, mais qui est une dénégation de l’autonomie de la communauté académique.

L’Université de Toulouse se trouve confrontée à un sérieux problème : comment faire pour obliger les universités d’origine à se plier aux nouvelles règles ? Comme le mentionne le projet : Un des risques liés à ce processus est la non acceptation de la perte progressive de souveraineté par les Universités/Grandes Écoles et Collèges qui auront à en supporter les coûts bien avant d’en retirer les bénéfices/ avantages. Pour l’instant les différents établissements n’ont pas eu à se prononcer sur le détail du projet. On introduit donc un « Pacte » dont les dispositions s’imposeront à tous. Ce Pacte contient des orientations intéressantes (qui concernent peu l’enseignement cependant) : limitation de l’endo-recrutement, règles pour les promotions, promotion d’une politique de « tenure track », attribution des postes en fonction des résultats, bonnes pratiques de recrutement, modes d’attribution des primes d’excellence scientifique, engagement en faveur de programmes pédagogiques pluridisciplinaires, signature des publications, etc. La mise en pratique de telles orientations repose sur la qualité de la communauté académique et sur une bonne pratique de l’autonomie, plutôt que sur la contrainte comme le propose le projet. Il est prévu , en effet, que le Conseil de Surveillance de l’UT impose des sanctions à ceux qui ne respecteraient pas le Pacte. Le Pacte dotera le Conseil de Surveillance de l’UT d’une base juridique qui lui permettra d’intervenir en cas de violation de ses principes. L’UT ne négociera en aucun cas la révision de ce Pacte, préférant opter pour l’exclusion d’une de ses composantes.

On voit donc se dessiner, sous la plume d’un petit nombre de rédacteurs, un nouveau modèle d’université qui est un véritable OVNI dont on connaît les occupants, mais qu’on n’a encore jamais vu voler. Ainsi, à l’avenir, on aurait des universités ordinaires gouvernées par la LRU, et ces « universités du troisième type ». Et cette mutation se serait faite en catimini, sans débat législatif.

Dans un premier projet toulousain (retoqué lors de la première vague des investissements d’avenir), la répartition des fonds IDEX se faisait sous le contrôle d’une fondation. Le PRES devait être remplacé par l’université fédérale de Toulouse, sans relation forte entre ses membres et avec une gouvernance centrale faible contrôlée par les membres de la fédération. C’est pour satisfaire le jury des IDEX, semble-t-il, que le projet toulousain s’est transformé en cette « université du troisième type ». Pourtant l’inscription territoriale d’établissements aussi divers aurait pu davantage pousser à la constitution d’une sorte de state university à l’américaine (on peut penser à University of Wisconsin) qui prenne mieux en compte l’hétérogénéité des composantes. Cela aurait été sans doute plus raisonnable, mais il y a ce foutu classement de Shanghai ! La solution adoptée ici est une ségrégation interne appuyée sur une gouvernance autocratique complexe, ce qui ne suffira pas à faire monter l’UT dans le palmarès. Parions quand même que la sagesse l’emportera et que c’est une formule fédérative qui finira par s’imposer.

 L’UNIVERSITE SORBONNE PARIS CITE (USPC)

Le seul texte disponible est principalement en anglais. Il y aura donc quelques citations en anglais.

L’USPC est un mastodonte encore plus impressionnant que l’UT : 120.000 étudiants, 6.600 enseignants-chercheurs et chercheurs, 5.800 personnels administratifs et techniques. On nous dit que les 8 institutions (dont 4 universités) qui composent le PRES actuel ont décidé d’aller vers la construction d’une seule nouvelle université, d’ici 4 ans. Pour bien connaître la situation dans l’une des universités partenaires, je n’ai pas le sentiment que cette décision ait été clairement assumée… Ailleurs dans le texte, on parle d’ailleurs des résistances de la communauté académique à changer (USPC must build a common sense of identity). On ne dirait pas que ce sont les représentants de ladite communauté qui parlent…

Le périmètre d’excellence correspond à 2.446 enseignants chercheurs et chercheurs soit 37% des forces scientifiques. Il comprend les unités classées A+ par l’AERES, les Labex, IHU,… Il est censé évoluer et croître…, ou se débarrasser de certaines équipes dont la qualité aurait baissé. On nous dit : The IDEX perimeter of excellence has the potential to be considered as a comprehensive university. Comprenne qui pourra !

Le statut de la future université USPC reste vague. Il n’en est guère question dans le texte du projet. Dans une présentation synthétique de l’IDEX il est indiqué que si l’ensemble des partenaires se sont accordés sur de grands principes et une vision commune - construire une université de recherche et de formation - les modalités pour y parvenir seront définies collégialement (..) Cette université sera une université de droit commun, respectant les principes de collégialité et de démocratie académique. Cette dernière affirmation est un peu contradictoire avec les modalités de gouvernance envisagées, comme on va voir.

SPC IDEX will have a robust and solid governance structure, responsible for the change management that will lead to the incorporation of eight institutions of higher education within a single public organisation - the PRES - upon creation of the unified universiry. Ceci comprend un Conseil de direction (Board of directors) de 16 membres (5 pour les 8 institutions fondatrices ; 4 aux organismes de recherche et 1 à l’APHP ; 3 à des entreprises ; 1 à la ville de Paris et 1 à la région IDF) auxquels s’ajoute le « patron » de l’IDEX, baptisé « Chief Executive Officer » (CEO). Les membres de ce Conseil de direction sont désignés pour 4 ans par le Conseil d’administration du PRES. Ce conseil est censé devenir le Conseil d’administration de l’Université lorsque celle-ci sera créée. Autour du CEO, le SPC Steering Committee est chargé de transformer le PRES en université unifiée munie de ce Conseil d’Administration. On reste entre soi, entre petits comités (c’est le comité du PRES qui désigne le Conseil de direction de l’IDEX qui deviendra le Conseil d’administration de l’université…). Il y a aussi un Sénat académique (Academic council) avec 10 représentants des établissements fondateurs plus 10 membres extérieurs nommés par le Conseil de direction. C’est un jeu de bonneteau ! Aucun processus démocratique direct n’est envisagé dans la mise en place de ces organes de direction d’une soi-disant université. Tout se fait en comité restreint, bien que cela engage l’avenir de tous.

L’USPC va plus loin que l’UT dans la concentration des moyens sur le périmètre d’excellence. Il est prévu un transfert important de postes de SPC dans SPC* : 20% des postes libérés par départ à la retraite (ce qui représente le quart des emplois dans les 4 ans à venir) en dehors du périmètre d’excellence seront alloués à l’IDEX. Mais le périmètre d’excellence est déterminé par la recherche. Comment fera-t-on pour l’enseignement ? Par exemple comment fera-t-on pour les humanités dont la part dans le périmètre d’excellence est moitié de celle des sciences exactes et de l’ingénierie ? Est-ce qu’on supprimera des enseignements ? Le projet prévoit de créer des licences étoilées pour les meilleurs étudiants. Mais celles-ci ne vont pas nécessairement coïncider avec les laboratoires étoilés (penser aux classes préparatoires aujourd’hui).

En dépit du caractère hétérogène du mastodonte SPC, in 2016 Sorbonne Paris Cité will offer unified courses at all learning levels. Board of directors, acting on proposals of CEO, proposes a rationalisation of teaching provisions with the triple objective of reducing costs, reinvesting savings, offering recognizable and competitive education on an international scale. Parions qu’il ne restera plus grand-chose de l’originalité d’une université comme Paris 13.

Au-delà, on sent la tentation de cette université de droit commun de sortir du droit commun, si possible. More generally, Sorbonne Paris Cité will try to persuade the French government to allow it to regulate the number of first-year students enlisting so that the influx of students matches its teaching capacity. La sélection à l’entrée ? Tiens, un vieil OVNI !

EN GUISE DE CONCLUSION

Voilà donc, à la faveur d’un programme d’investissements, une « réforme » assez radicale de l’organisation des universités françaises, ou plutôt de certaines d’entre elles, qui se dessine et qui échapperait au contrôle parlementaire. Toutes les idées avancées ne sont pas à rejeter, mais cette « réforme » concentre des dysfonctions technocratiques évidentes. A la lecture des projets complexes sélectionnés par le « jury international » des IDEX, on a les plus grands doutes sur la capacité d’un tel jury d’une vingtaine de membres, épisodiquement réuni, à en juger. Au-delà de l’appréciation qu’on peut porter sur les qualités scientifiques des ensembles en question, il s’agit de questions de politique universitaire qui dépassent les compétences d’un jury.

Ces projets visent avant tout à obtenir de l’argent du « Grand Emprunt ». Ils sont rédigés un peu à l’écart des réalités par un petit nombre de gens qui parachutent des solutions techniques détaillées, avec peu de souci du débat public et du jeu de l’autonomie universitaire. Ils apparaîtront certainement comme des provocations à tous ceux qui se sont mobilisés, à tort ou à raison, contre les réformes de 2006-7, ce qui ne nous fera guère progresser.

Ces projets suivent une logique institutionnelle très liée à la logique des IDEX. A la différence d’autres investissements d’avenir comme les LABEX, il est très difficile de dissocier le financement des IDEX de la mutation institutionnelle qu’ils entendent accompagner dans les universités. Il sera donc très difficile de se contenter de donner l’argent et de passer à la suite.