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Universités du futur - Nouvelles d’une autre planète

Dans la morne plaine des 121 propositions sorties des Assises de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, on trouve beaucoup de rustines à coller sur les pneus crevés des universités françaises. Il faut sans doute le faire, mais nous en avons suffisamment parlé ici pour ne pas y revenir. Mon attention se portera plutôt aujourd’hui sur la proposition 32 :

Mettre en place une « initiative nationale de l’enseignement en ligne » pour une offre ambitieuse de contenus pédagogiques multimédia en ligne assortie de délivrance de diplômes. Cette initiative répondra à des objectifs variés : les étudiants qui ne peuvent se déplacer, la formation tout au long de la vie, la francophonie, l’ouverture à l’international, etc. Elle clarifiera et éventuellement organisera l’écosystème de création et de mutualisation de contenus libres, l’organisation du contrôle des connaissances, les infrastructures, etc. Elle s’appuiera sur les universités pour la délivrance de diplômes ou de certificats, à l’instar des « MOOCs » (Massive Open Online Courses) qui se développent rapidement dans certains pays.

C’est un sujet dont il a n’a guère été question jusqu’ici en France, et dont l’enjeu est considérable. Les online courses qui ont explosé l’an dernier aux Etats Unis, pourraient donner le signal d’une révolution de l’enseignement supérieur dans son ensemble. Certains n’hésitent pas à parler de la fin des universités traditionnelles. Je sais bien que ce discours alarmiste n’est pas vraiment nouveau. Ce n’est pas la première fois non plus que des initiatives d’enseignement à distance et des technologies éducatives nouvelles sont lancées[1]. Mais la déferlante est aujourd’hui assez impressionnante, liée qu’elle est au succès d’internet, à la facilité de stocker et de transmettre de grandes quantités de données en ligne à peu de frais.

L’explosion rapide et spectaculaire des cours en ligne

Sebastian Thrun, déjà célèbre par ses prestations chez Google avec le « self-driving car », est devenu une légende vivante après avoir lancé l’an dernier à Stanford un cours en ligne d’intelligence artificielle, qu’il donnait également sous forme classique et qui a drainé quelque 160.000 étudiants. Le président de Stanford ne craint pas de déclarer au New Yorker : « there’s a tsunami coming » (il est vrai qu’il est aussi un directeur de Google et de Cisco Systems). Sebastian Thrun a, depuis lors, créé sa propre université en ligne,  Udacity.

Le MIT et Harvard ont réagi en créant edX avec un capital de 60 M$. Anant Argarwal qui pilote edX n’hésite pas à prophétiser : « I believe we can work with a billion people around the world and change education in a fundamental way as it really hasn’t changed in 1,000 years ». De leur côté, Princeton, Penn, Michigan, Stanford, ont lancé Coursera qui rassemble aujourd’hui 33 universités partenaires, et fait état de 1,8 millions d’étudiants. Cette opération a d’ailleurs été initiée par Daphne Koller, une collègue proche de Sebastian Thrun, à Stanford. Il n’est pas surprenant de voir dans le lancement des MOOCs beaucoup de professeurs d’informatique. Mais les cours en ligne couvrent bien au-delà des sciences et techniques. Citons par exemple un cours « Modern & contemporary american poetry » organisé sur 10 semaines, proposé par Penn (University of Pensylvania), sanctionné par un « course credit, transferrable to other colleges and universities , through Penn’s College of General Studies », pour un coût de 1.813 $.  

Beaucoup des promoteurs de ces MOOCs se réclament de Salman Khan, fondateur de la Khan Academy offrant des videos et des tutorials à des millions d’étudiants. Il y a encore deux ans Salman Khan, ancien dirigeant d’un hedge-fund, était un inconnu qui mettait en ligne des leçons de maths sur YouTube pour ses proches. Aujourd’hui la Khan Academy est portée aux nues comme l’éducation du futur. C’est sans doute exagéré mais son modèle de flipped classsroom, mélange de techniques d’enseignement classique et en ligne, a beaucoup d’avenir.

Plus récemment encore, 10 universités de premier plan (dont Duke, North Carolina, Northwestern) ont constitué un consortium appelé Semester on line, qui offrira, avec l’aide de la platform2U, à partir de la rentrée prochaine, 30 cours en ligne, à la fois aux étudiants des différentes universités du consortium qui ont payé les droits d’inscription ordinaires (de l’ordre de 40.000 $ à Duke) mais aussi à des étudiants extérieurs qui s’acquitteront d’un droit d’inscription plus modeste de l’ordre de 4.000 $. Et ces universités délivreront un diplôme aux étudiants en ligne, ce qui va nettement plus loin que Udacity ou Coursera qui n’offrent que des attestations. C’est le cas aussi de UC Berkeley Extension qui propose une variété de cours en ligne, en continu ou suivant un emploi du temps classique, avec délivrance d’un diplôme terminal qui sanctionne un examen à distance surveillé (proctored exam) dont nous reparlerons plus loin.

Ce mouvement dépasse les grandes universités établies dont le but semble être de se positionner pour « affronter la concurrence ». Des établissements comme l’Université de Phoenix  ou l’Université Western Governors n’avaient pas attendu pour miser avec succès (400.000 étudiants pour Phoenix) sur le modèle industriel d’université à distance, destinée à des adultes ne souhaitant pas se déplacer. Mais à côté de cela on trouve des établissements comme l’Université Brigham Young dans l’Idaho, qui est un collège de premier cycle seulement. Quand les étudiants arrivent en classe, ils ont déjà vu le cours magistral en ligne et fait leurs devoirs. La classe est un lieu de discussions et d’échanges.  Dans une interview publiée sur le site du magazine Québécois « L’actualité », Henry Eyring, vice-recteur de Brigham Young, précise : « Sur nos 1.293 cours, 150 sont donnés essentiellement en ligne et notre objectif est d’en offrir 300, pas plus. Nos étudiants font plus de labo, plus de création, et ça ne se fait pas en ligne. Ils ont besoin de l’expérience sociale du campus. (..) Nous avons fait valoir que l’apprentissage en ligne est un véhicule pour faire croître l’établissement et mieux servir nos étudiants, non pour remplacer les profs ».

Il est difficile de classer toutes ces initiatives sous le vocable de MOOCs, sinon par commodité de langage. D’abord les publics touchés sont plus ou moins « massifs », mais les populations d’étudiants auxquels ces cours s’adressent ne sont pas les mêmes, et surtout la façon de les prendre en charge et le résultat du cours – diplôme ou certificat – sont bien différents suivant les cas. Le modèle économique n’est pas le même non plus.

De manière générale, la pédagogie des cours en ligne est très vivante. Certes on y trouve des videos de professeurs expliquant des notions et écrivant sur des tableaux, mais les conférences sont, le plus souvent, segmentées en séquences de courte durée (mini videos de 10-15 mn), ponctuées par des exercices sur ordinateur et des quizz. Les étudiants sont impliqués dans la leçon par une batterie de questions. Sans parler des forums à côté des cours proprement dits. Pour tenir le pari, les MOOCs doivent exploiter les dernières avancées de l’informatique et de l’apprentissage automatique (machine learning). Faire classe à des milliers de gens en même temps suppose un haut degré de technicité.

La question des examens et des diplômes

Il manque aux MOOCs standards une caractéristique essentielle : les étudiants n’en sortent pas avec un diplôme internationalement reconnu. Mais de plus en plus d’universités affirment délivrer de vrais diplômes aux étudiants en ligne (dans des conditions qui ne sont pas toujours limpides). Notons cependant que ces diplômes ne font pas automatiquement de leurs récipiendaires des étudiants à part entière des universités concernées (pour la poursuite d’études notamment).

The University of Wisconsin  lance un programme destiné aux étudiants en reprise d’études qui souhaitent obtenir des diplômes. Ce programme peut combiner des cours en ligne et des cours en présentiel. Il énumère une grande variété de méthodes pour évaluer les étudiants en ligne. Ceci peut comprendre : des travaux écrits, des projets, des take-home exams, des examens à livre ouvert, des quizz hebdomadaires, des discussions thématiques… Les épreuves peuvent se dérouler à l’extérieur, mais si c’est de chez soi ou de son lieu de travail, il faut un logiciel spécial pour en garantir l’honnêteté… Il est également prévu une validation des acquis pour les professionnels.

Sur l’exemple de UC Berkeley extension on verra pour les examens un système de supervision par un proctor (un surveillant) dans un lieu prédéterminé. Il peut s’agir d’un directeur de highschool, d’un professeur ou d’un administrateur d’université, d’un personnel consulaire pour ceux qui vivent à l’étranger, d’un aumonier militaire ou d’un officier instructeur pour ceux qui sont dans l’armée…

Les proctors peuvent contrôler à distance en utilisant une webcam ou un logiciel de partage d’écran pour surveiller les étudiants pendant les tests. Beaucoup travaillent alors pour ProctorU, une start-up créée en 2009 (ProctorU surveille aussi des examens dans des cursus traditionnels car beaucoup de cours ont aujourd’hui des parties en ligne).

Le modèle économique

L’un des moteurs du progrès rapide des MOOCs est sans conteste le niveau des frais de scolarité ordinaires qui ont augmenté nettement plus vite que l’inflation et constituent des barrières sociales fortes, en contradiction avec l’ambition affichée d’élargir l’offre et les capacités d’accueil de l’enseignement supérieur aux Etats Unis. On estime qu’il en coûte, en moyenne, plus de 100.000 $ pour un diplôme de bachelor. Les MOOCs standards sont gratuits mais, comme on l’a noté, ne donnent pas de diplôme reconnu. Les cours online qui délivrent des diplômes sont payants mais les frais de scolarité y sont bien moins élevés que les droits d’inscription ordinaires dans les universités qui les organisent. A titre d’exemple, à Berkeley un étudiant paiera de 755 $ pour une unité, à 4.030 $ pour 6 unités ; pour Semester online l’inscription sera à 4.000 $.

En face il y a le coût de l’enseignement pour ceux qui l’organisent. Si l’on ne fait pas payer, le modèle économique n’est pas clair : dans le cas de Udacity ou de Coursera, il semble qu’on fasse de l’argent avec les éditeurs, les employeurs, les recruteurs…, un peu comme Google compense sa gratuité par la pub. Ainsi EdX, Coursera, Udacity, travaillent avec l’éditeur Pearson : les étudiants passeront leurs tests dans un centre de Pearson.

Quel avenir pour les universités ?

Ce rapide panorama débouche sur toute une série de questions que l’on trouve discutées, surtout depuis un an, dans nombre de journaux et de blogs d’Amérique du Nord, mais très rarement en France. Ainsi, par exemple, le canadien Léo Charbonneau publie un intéressant article intitulé Trois scénarios catastrophes pour l’enseignement supérieur aux Etats-Unis, dans le magazine « Affaires universitaires/University affairs » (édité par l’Association des universités et collèges du Canada). En référence aux différentes expériences que nous avons évoquées, il conclut : « L’une ou l’autre de ces expériences représente-t-elle une menace sérieuse pour les universités ? La réponse est non, car tout le monde considère l’éducation comme une activité sociale qui nécessite un niveau d’interaction beaucoup plus important que ne le permet l’enseignement en ligne ».[2]

Il est vrai que ce que l’on acquiert dans une université, en étant étudiant, va au-delà de l’enseignement proprement dit. Il y a d’abord la sélection (outre Atlantique), le fait d’être immergé dans un contexte social et professionnel, d’appartenir à une communauté, à des réseaux… Cela fait réfléchir sur la valeur de la formation supérieure qu’on a trop tendance à assimiler à la valeur d’un enseignement proprement dit.

Pour d’autres, la situation de l’enseignement supérieur est comparable à celle de l’industrie moribonde des journaux imprimés. Il est vrai qu’il ne se passe pas de jour sans qu’un journal papier ne disparaisse. Si l’on en croit Le Monde du 9-10 décembre, Newsweek cessera d’être imprimé fin 2012 pour ne plus exister que sur internet. En Europe, La Tribune est passé sur le web début 2012 mais continue à licencier ; Le Financial Times Deutschland disparaît purement et simplement, laissant 350 journalistes sur le carreau ; El Pais annonce un plan de licenciement qui touche le tiers de ses effectifs ; Le Guardian publie ses informations en libre accès avant d’en délivrer une version plus détaillée sur papier ; Le New-York Times  essaie la formule « au compteur » (le lecteur peut consulter gratuitement une dizaine d’articles sur son site ; au-delà il doit s’abonner). Les Echos a lancé une formule similaire… Les causes de cet effondrement sont connues mais gagnent en puissance depuis un ou deux ans. Pourquoi l’avenir des universités ne serait-il pas marqué par un destin comparable ? L’explosion des cours en ligne et des MOOCs  pourrait entraîner la mort des universités traditionnelles, tout comme l’arrivée de Napster  a entraîné celle de l’industrie musicale traditionnelle. Ceci d’autant plus que les arguments économiques ne manquent pas. L’enseignement universitaire coûte cher, de plus en plus cher, et beaucoup de diplômés estiment « qu’ils n’en ont pas eu pour leur argent ». Même s’ils ne sont pas aussi radicaux dans leurs jugements, beaucoup de commentateurs estiment que les universités en ligne ouvrent la porte à quelque chose qui cannibalise l’enseignement supérieur traditionnel.

Quoi qu’il en soit, il est sûr qu’on va vivre un grand bouleversement, sans commune mesure avec ce qu’on a connu dans le passé avec l’enseignement à distance classique, ceci à cause du contexte technologique et du fait qu’il y a interpénétration des cours en ligne et de l’enseignement traditionnel. Cependant on ne peut pas aujourd’hui en tirer de conclusions définitives. Il faut se garder de toute pensée “apocalyptique” car elle prédispose à adopter des solutions simplistes même dans des situations complexes.

Nous avons braqué nos jumelles sur les Etats-Unis puisque c’est là que la déferlante du online s’est formée. Y-a-t-il quelque chose d’analogue en Europe ? Pas pour le moment. Quand certains citent le Hasso Plattner Institute en Allemagne comme signe avant-coureur, c’est un peu anecdotique car l’initiative tourne autour de l’usage pédagogique d’un logiciel inventé par le directeur de l’institut et son entreprise. Il y a un grand débat en Grande Bretagne où l’enseignement à distance est l’affaire de l’Open University plutôt que des universités[3]. Voir, par exemple, dans le Guardian du 3.12.12, l’article « UK universities are wary of getting on board the MOOC train ». L’auteur de l’article explicite tous les doutes que nous avons exprimés plus haut, mais il conclut en disant : « The danger is that if there is a global revolution, it may not wait for Britain »[4]. Que dire de la France qui est à des années lumière de tout celà[5], sans parler du handicap de la langue…  Notre pays risque de rester à l’écart des consortiums à vocation mondiale qui sont en train de se constituer.

Terminons quand même sur une touche moins sombre. The Wharton business school of the University of Philadelphia propose, dans le cadre de Coursera, un MOOC sur la «gamification»[6], c’est à dire sur l’utilisation des techniques de jeux videos pour résoudre des problèmes que l’on rencontre en milieu professionnel d’entreprise. Le responsable du projet, Kevin Werbach associate professor, enseigne déjà ce cours dans les MBA de Wharton, la version MOOC étant ouverte gratuitement à tous les étudiants de la planète. Il présente son cours comme le lancement d’une startup, avec un parfum d’aventure :

It’s both a scary and a thrilling time to be a professor at an elite institution like Wharton. Scary because so many trends threaten the entire system: student costs rising as employment opportunities shrink, global competition for the best minds, industries in transformation, new online competition and an epochal shift in communications modalities from paper to screens, just to name a few.

About Coursera : My point is not that they are bound to succeed. Quite the contrary: they are impressive because they are so challenging and risky.One of the lessons of my course is to lower the fear of failure. Games are great learning tools because players don’t hesitate to try again when at first they don’t succeed.

Et il s’exclame : « I couldn’t be more excited ». C’est peut-être la raison qui le conduit à illustrer son article par la photographie d’une magnifique jeune fille.

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[1] Voir Pierre Moeglin Les Industries éducatives, Presses Universitaires de France, collection Que sais-je ?, 2010. On y trouvera sous une forme synthétique et dense une histoire de la formation à distance et le point de vue d’un spécialiste des industries culturelles.

[2] On pourra également lire avec intérêt un article de Nicholas Carr, The Crisis in Higher Education dans MIT Technology Review (27.09.12) ainsi qu’une série d’articles d’Alex Usher sur le thème « Great disruption of Higher Education» sur le site du groupe Higher Education Strategy Associates

[3]  On vient tout juste d’apprendre que The Open University vient de lancer une plateforme MOOC Britannique  en partenariat avec 12 universités pour concurrencer les consortiums américains (on peut noter cependant que le consortium Coursera inclut Edinburgh et The University of London).

[4] Voir aussi dans le Guardian du 11.11.12 l’article « Do online courses spell the end for the traditional university? »

[5] Certes la France n’est pas vierge d’industries éducatives et de cours en ligne. Mais à côté de spécialistes comme Pierre Moeglin, on trouve peu d’universitaires de premier plan sensibilisés aux sujets que nous avons évoqués (voir cependant les billets d’Antoine Compagnon, professeur au Collège de France) et surtout peu d’universités réellement impliquées. Et pour ce qui est de la dimension internationale, il suffit de lire le supplément du Monde du 13.12.12 sur le thème “Les grandes écoles que le Monde nous envie” pour se convaincre de l’archaisme satisfait de l’establishment français.

[6]Gamification is the application of digital game design techniques to non-game problems, such as business and social impact challenges.