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Polytechnique : un cas d’école

Le système d’enseignement supérieur français devra changer profondément s’il veut rejoindre le modèle international, ou alors il demeurera un système exotique avec sa dualité universités-grandes écoles : d’un côté des universités libres d’accès, de l’autre des écoles  sélectives. De ce point de vue il est n’est pas inutile de se pencher sur le cas de l’Ecole Polytechnique, en dépit de sa grande singularité, pour mieux comprendre les blocages du système.

Une récente étude dont Le Monde se fait l’écho[1], souligne le caractère socialement hyper-sélectif du concours d’entrée à L’Ecole Polytechnique. Ce n’est pas une surprise, mais la situation s’aggrave au fil des ans. Les trois-quarts des admis sont parisiens et, sur les 401 élèves de la promotion 2014, 152 proviennent de deux lycées ! Les provinciaux constituent aujourd’hui un quart des admis alors qu’ils étaient encore un tiers en 2006. Quant aux boursiers, leur pourcentage stagne à 13% contre 35% à l’université. Il est assez remarquable que leur taux d’échec à l’oral soit bien supérieur à celui des non-boursiers, ce qui confirme le caractère social de la sélection. A la fin on a une minorité uniforme et unicolore qui a pour base moins de 10% de la population[2]. Quand on y regarde de plus près, on est surpris du nombre d’élèves qui comptent une ascendance polytechnicienne. Au rythme où vont les choses, la « noblesse d’Etat » deviendra héréditaire. Sombre conclusion pour une école née avec la révolution française.

Dans un article antérieur, je présentais la sélection comme un instrument positif qui peut orienter les étudiants vers les études auxquelles ils sont le mieux préparés, l’idée étant que cette sélection vienne servir les études auxquelles elle introduit. En somme, on sélectionne pour la suite. Mais ce n’est pas du tout le cas de Polytechnique aujourd’hui. Ce qui compte c’est le concours d’entrée, ce n’est pas ce qu’on apprend ensuite.

Dans les années récentes on a vu fleurir nombre de rapports sur Polytechnique[3]. Je ne parlerai pas des avis relatifs à sa mauvaise gestion (rapport de la Cour des Comptes), ni des bizarreries liées à son statut militaire obsolète, mais plutôt des rapports qui prétendent traiter de son rôle et de son avenir, et qui ont la particularité d’être bien souvent contradictoires, tant sur la relation de la recherche et de la formation, que sur les partenariats possibles. Ils ont en commun une indifférence, un peu méprisante, à l’égard des universités. On trouve dans ces rapports des choses justes, mais les perles et les bêtises de certains d’entre eux (le rapport Gérondeau atteint des sommets) tracent un portrait peu flatteur de ce milieu de l’X, de ses anciens, de ses corps et ses dirigeants.

L’un des derniers rapports en date est celui d’une commission parlementaire présidée par François Cornut-Gentille, qui note en particulier l’existence d’un rapport de force permanent entre enseignants, anciens élèves, financeurs et employeurs, et qui pose la question du rôle de l’Ecole Polytechnique, de sa spécificité.

Dans une promotion, moins de 20 élèves deviennent militaires ou ingénieurs dans l’armée. La moitié des X sortis en 2012 sont embauchés directement dans les entreprises ; 20% obtiennent un doctorat. Les entreprises font plus de développement que de recherche et elles font rarement la différence en matière de qualification entre ingénieurs et chercheurs, et les docteurs (qui ne représentent que 10% des cadres de R&D) ont plus de difficulté à trouver un emploi que ceux qui postulent directement au niveau master. Il est vrai que, bien souvent, dans les entreprises la recherche n’est qu’un passage de quelques années. Mais l’internationalisation des carrières et la réputation des formations encouragent désormais les étudiants des écoles d’ingénieurs à compléter leur diplôme par un doctorat[4]. Cependant, dans le milieu polytechnicien, on parle davantage de former les « officiers de la guerre économique » ou « les forces spéciales de la mondialisation ». Cette idéologie qui paraît, de l’extérieur, un héritage du passé militaire, n’est guère ouverte sur le monde universitaire.

Pour la majorité des élèves, ce qui se passe à l’école en termes d’enseignement et de recherche n’a pas beaucoup d’importance. De fait, les polytechniciens ont acquis leur diplôme en réussissant le concours d’entrée. Ce qu’on apprend à l’école ne compte pas sauf pour une minorité qui, soit veut faire une carrière scientifique (20%), soit vise l’accession à un grand corps (17%) et transporte à l’école l’esprit de la Taupe. Certains, comme Christian Gérondeau (ancien président de l’AX - association des anciens élèves - et exemple de la noblesse polytechnicienne héréditaire), se plaignent qu’on fasse encore autant de maths à l’Ecole et préfèreraient des conférences sur le management (pour lui, les grandes écoles de commerce sont un modèle et les dirigeants d’entreprise n’ont pas le doctorat). Christian Gérondeau montre un profond mépris pour les classements internationaux qui « favorisent les entités anglo-saxonnes et sont fortement influencés par la recherche ainsi que par la production scientifique au travers de publications, ce qui n’a rien à voir avec la formation polytechnicienne ». Il déclare : « L’enseignement dispensé à l’X a perdu toute utilité directe pour les métiers futurs de la plupart des polytechniciens ».

Quel rapport entre la recherche dans les labos de l’Ecole et l’enseignement dispensé aux promotions ? Très faible. Interrogés, les deux-tiers des élèves estiment que la présence des labos ne sert à rien. Les labos de l’X rassemblent d’ailleurs 95% d’extérieurs. « La recherche à l’X est coupée de l’enseignement et tout semble fait pour qu’étudiants et chercheurs ne se rencontrent pas. Contrairement aux USA par exemple, la présence des étudiants dans les laboratoires est extrêmement faible ».[5] Aujourd’hui l’Ecole compte seulement 80 enseignants chercheurs sur les 1600 chercheurs présents sur le site. Elle se devrait aussi d’attirer massivement les industriels, et pas seulement quelques anciens qui alimentent la Fondation de l’Ecole Polytechnique[6]. On peut rêver au Media Lab du MIT…

Dans ce contexte l’enseignement est le parent pauvre. L’idéologie sous-jacente est que les études disciplinaires approfondies ne sont pas vraiment importantes. Ce qui compte, c’est d’être capable d’absorber une masse d’informations en peu de temps (et de l’oublier dans la foulée) pour comprendre une foule de domaines. Les esprits les plus critiques diront qu’il s’agit de faire croire aux élèves qu’ils savent tout.

Je me souviens du temps déjà lointain où j’étais élève à Polytechnique. L’état de l’Ecole était alors pitoyable, qu’il s’agisse de la recherche ou de l’enseignement. Cela avait stupéfié le jeune provincial que j’étais, issu d’une famille villageoise de viticulteurs, qui pensait naïvement débarquer dans la meilleure école du monde. L’enseignement était profondément sclérosé (avec quelques professeurs franchement gâteux). Les années suivantes les choses allaient changer et l’Ecole allait redorer son image extérieure, sans pour autant changer sa réalité profonde. En dépit du tableau peu brillant que j’ai esquissé, les polytechniciens que nous étions alors ne s’inquiétaient guère pour leur avenir, et nombre d’entre eux ont eu ensuite de brillantes carrières managériales ou scientifiques. Ainsi donc, ce qui se passait à l’Ecole en matière d’enseignement ou de recherche comptait relativement peu pour nous. On peut dire sans exagérer que la situation est la même aujourd’hui. Ce qui pose de redoutables questions…

C’est ce que les américains caractérisent comme credentialism against learning. Credentialism signifiant l’accent mis exclusivement sur les diplômes en ce qu’ils donnent des emplois et un statut social. L’X c’est le concours d’entrée, le titre, et les réseaux.[7] On est loin des meilleures universités américaines, de leur système sélectif mais différencié, avec des effectifs plus larges et une multiplicité de passerelles.

Quel avenir pour Polytechnique dans Paris-Saclay ?

Comment sortir Polytechnique de ses ornières ? L’objectif affiché par la direction est de s’intégrer dans l’université Paris-Saclay, et de jouer un rôle moteur dans ce projet, tout en préservant le modèle original de formation de l’Ecole[8]. Au delà des déclarations générales sur les « synergies globales » et les « multiplicateurs de potentiel », qu’en sera-t-il de Paris-Saclay ? Cet ensemble de 48.000 étudiants rassemblera 10 écoles et 2 universités (dont l’une pèse la moitié du total). Ce sera un ensemble très hétérogène dont l’organisation se superposera à celle des partenaires. L’équilibre entre compétences des établissements et compétences de l’université confédérale reste à définir. Mais cette organisation se démarque complètement de celle d’une université unifiée classique. Elle se rapproche davantage d’un « system » à l’américaine[9]. Dans cet ensemble, l’Ecole Polytechnique affirme une priorité à la construction des masters et des écoles doctorales. C’est une bonne chose, mais on a vu que cela est loin de résumer la réalité de l’Ecole et de ses contradictions.

Polytechnique pense aussi, et peut-être d’abord, à la constitution d’un sous-ensemble plus étroit constitué des grandes écoles qui seronnt installées sur le campus de Palaiseau[10]. Cela même ne va pas de soi : l’Ecole des Mines dont le transfert avait été envisagé, s’est désistée, et l’ENSTA exprime sa réticence à ce qui ressemblerait à une fusion. Dans ce contexte éclate aussi la rivalité entre Paris Saclay et Paris Tech dont le projet était de « construire une université scientifique et technique de rang mondial à l’horizon 2020 ». On peut penser que cet objectif n’est plus d’actualité aujourd’hui, et que Paris Tech est réduit à un simple rôle de “syndicat” des grandes écoles.

Par ailleurs, les projets relatifs à l’innovation, au transfert de technologie, à l’entreprenariat, restent pour l’instant de belles idées. Si l’on en croit Le Monde du 25.11 précédemment cité, dans la Silicon Valley 11 milliard de dollars de capitaux privés sont investis chaque année ; quand à Paris-Saclay, le capital-risque ne doit pas dépasser 10 millions d’euros par an.

On peut être sceptique sur le projet jacobin de Paris-Saclay. Rappelons nous que ce n’est pas le gouvernement fédéral américain qui a décidé la création de la Silicon Valley. C’est beaucoup plus subtil et complexe qu’on ne le croit, et on n’a d’ailleurs pas su reproduire la Silicon Valley au New Jersey ou au Texas, dans un environnement pourtant très propice[11].

Pour ce qui est de l’avenir de l’Ecole Polytechnique, la participation à Paris-Saclay n’éliminera pas les contradictions dont on a parlé. La force des meilleures universités américaines ne repose pas sur la taille. Il est vrai que la taille de l’Ecole est trop réduite. En France on connaît Harvard, le MIT, mais aux USA l’Ecole Polytechnique est relativement peu connue. Mais ce n’est pas en la noyant dans une Communauté assez formelle qu’on va régler ce problème, au contraire.

Les conditions d’une avancée sont à trouver dans l’Ecole elle-même. Et, tout d’abord, dans l’abandon de cet archaïsme que constitue pour une université d’élite la sélection par un concours hyper classique. Il faudrait imaginer une méthode de sélection plus ouverte et plus large. Le recrutement sur dossier, si étranger à la tradition française, devrait être largement adopté, avec des critères souples et adaptés aux différents postulants, avec de nombreuses passerelles, ce qui permettrait notamment d’admettre des jeunes talentueux des classes défavorisées. L’Ecole Polytechnique s’est timidement avancée dans cette direction avec le recrutement – mais à dose homéopathique - d’étudiants issus de l’université. Il faut aller beaucoup plus loin. Il faut avoir le courage d’enlever au concours d’entrée sa valeur sacrée. J’ai le sentiment de blasphémer, mais c’est une condition pour transformer l’Ecole Polytechnique en une université d’élite où recherche et formation ne seraient plus de simples alibis de la sélection sociale.

 


[1] « L’Ecole Polytechnique, ce concentré d’inégalités » par Benoît Floc’h (Le Monde du 25.11.2014)

[2] Les deux tiers sont des enfants de familles fortunées ou de professeurs. On n’y trouve que 5% de fils d’employés et 1% de fils d’ouvriers.

[3] Voir  La Jaune et La Rouge N°667, plus particulièrement ici et ici

[6] Dans un ordre d’idées voisin, la première levée de fonds de la Fondation sur 5 ans qui se termine en 2013 aura recueilli 35 M€. C’est important mais dérisoire en face des fonds recueillis par les universités d’élite américaines.

[7] On pourrait citer aussi le cas de l’ENS qui recrute des étudiants qui suivent des formations communes avec les normaliens mais ne bénéficient pas du titre d’ancien élève.

[10] École polytechnique, Institut d’optique, ENSTA , ENSAE, Agro, Télécom