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Mes vacances électorales à Brignoles

Certains lecteurs de ce blog s’étonnent de ma paresse à écrire. Ces derniers temps au moins j’ai une bonne excuse : je me suis impliqué dans les élections départementales dans le canton de Brignoles (Var) d’où je suis natif. Il ne s’agit pas du tout de questions universitaires, mais l’affaire est si importante que j’ai décidé de vous la raconter, non pas comme un journaliste ou un expert que je ne suis pas, mais comme un témoin engagé.

Tout le monde sait qu’en 2013, à la faveur d’une élection partielle dans le canton de Brignoles, un conseiller général Front National avait été élu. C’était alors un événement unique en son genre qui avait fait les gros titres des journaux. Aujourd’hui, après le second tour des élections départementales, le binôme FN se trouve battu - de justesse - par un binôme UMP-UDI. C’est une bonne nouvelle, direz-vous. Mais l’histoire n’est pas si encourageante lorsqu’on la replace dans son contexte, et qu’on en considère tous les enjeux.

Aux cantonales de 2004 dans le canton de Brignoles, Claude Gillardo PCF est élu au second tour avec 44,4% des suffrages exprimés contre le candidat UMP 30,59%. Le taux de participation était de près de 66%. Aux municipales de 2008 Claude Gillardo est élu maire de Brignoles. Sa liste avait obtenu 47,43% au second tour avec un taux de participation de 65,18%.

Les élections cantonales suivantes ont lieu les 20 et 27 mars 2011 et le candidat FN Jean Paul Dispard  est élu conseiller général au second tour contre Claude Gillardo. Cette élection fait l’objet de nombreux commentaires sur le plan national. Le candidat de l’UMP a été éliminé dès le premier tour ; à la suite de quoi on a vu s’opposer le candidat PCF au candidat FN, ce dernier étant élu à 5 voix près. Saisie d’un recours, la juridiction administrative annule le scrutin à l’automne 2011.

Une nouvelle élection est organisée les 24 juin et 1er juillet 2012. Le maire communiste de Brignoles, Claude Gilardo, remporte le scrutin par 13 voix d’avance face au candidat FN. Le 21 décembre 2012, le tribunal administratif de Toulon annule à nouveau cette élection.

À la suite de ces annulations, des élections partielles sont à nouveau organisées les 6 et 13 octobre 2013. Elles méritent d’être suivies dans le détail. Le premier tour est marqué par une très faible participation (33 %). Laurent Lopez, candidat du Front national, arrive en tête au premier tour avec 2.718 voix (40,4 % des suffrages exprimés) devant la candidate UMP Catherine Delzers avec 1.397 voix (20,8 % des suffrages exprimés). Les deux candidats de gauche, PCF et EE-LV sont éliminés alors que la gauche était majoritaire en 2012 ! Si l’on rajoute les suffrages obtenus par un dissident FN l’extrême droite réunit au total plus de 49 % des voix lors de ce premier tour. Le second tour est marqué lui aussi par un taux de participation faible, bien que supérieur à celui du premier (47,47 %). Laurent Lopez s’impose face à Catherine Delzers en réunissant 5.031 voix (soit 53,91 % des suffrages exprimés) tandis que son adversaire UMP obtient 4.301 voix (soit 46,09 % des suffrages). Les 2.926 inscrits supplémentaires qui se sont rendus aux urnes ont majoritairement été captés par Laurent Lopez.

L’ascension de l’extrême droite à Brignoles peut s’inscrire dans la ligne de l’élection présidentielle de 2012 où François Hollande avait obtenu 41,9% des voix tandis que Nicolas Sarkozy qui avait récolté 29,62% au premier tour, avait pris l’avantage au second tour avec 58,1%, en héritant des 28,75% de voix qui s’étaient portées sur Marine Le Pen au premier tour.

Je laisse aux sociologues politiques le soin d’analyser dans le détail ce qui s’est passé. Mais il ne faut pas être grand clerc pour comprendre qu’en peu de temps il y a eu un transfert massif de voix de l’extrême gauche à l’extrême droite. Ceci est corroboré par les analyses statistiques qui montrent que le FN réalise ses scores les plus forts parmi les ouvriers (49%) et les employés (38%)[1].

On peut arguer du taux de chômage à Brignoles qui est de 17%, soit bien supérieur à la moyenne nationale. Mais ce qui est plus significatif c’est la question de l’immigration. A Brignoles on a vu la sociologie bouleversée par l’arrivée non maîtrisée de populations d’origine maghrébine, accentuée par les regroupements familiaux. Le centre ville s’est paupérisé à cause du développement des centres commerciaux périphériques et de l’absence d’une politique d’aménagement urbain. Une jeunesse d’origine immigrée y « tient les murs » et apostrophe parfois le passant.

Ces éléments objectifs n’expliquent pourtant pas tout. Ils ne suffisent pas à expliquer la montée rapide du vote FN. En effet, dans beaucoup de petites villes ou de villages voisins le vote FN est aussi important sans que l’immigration y soit un facteur déstabilisant. Ainsi dans mon village de Rougiers où l’immigration est peu visible et ne pose pas de problèmes particuliers, le vote FN a cependant beaucoup augmenté. Il est vrai que Rougiers qui n’est qu’à 40 km de Marseille a vu ces dernières années l’installation de classes moyennes qui travaillent à Marseille et qui ont fui les quartiers périphériques de la ville[2], transportant avec elles une phobie de l’immigration qui en pousse beaucoup, sans doute, vers le vote FN.

Les conflits se focalisent sur des aspects symboliques. Ainsi la question des repas de substitution dans les cantines scolaires. Alors que le PCF Claude Gillardo avait été élu maire en 2008, aux municipales de 2014 la gauche est éliminée et le second tour voit s’affronter le FN Laurent Lopez et la député UMP Josette Pons qui l’emporte par 59,94% contre 40,05%, avec une surenchère droitière qui la conduira, une fois élue, à décider la suppression des repas de substitution.

Après l’élection de Laurent Lopez comme conseiller général en 2013, il y a eu une prise de conscience du danger que représentaient les succès électoraux du FN. Ainsi, dans la foulée de cette élection, on a vu la constitution d’un collectif de citoyens brignolais intitulé « L’affront national » dont le site est très pertinent.[3] C’est dans ce contexte de mobilisation que je me suis engagé dans la campagne des élections départementales 2015. Mais la gauche était profondément divisée et il était impossible de partir dans la bataille sur une base d’union. Avec de nombreux amis politiques, nous avons soutenu dès le premier tour une liste de type « front républicain » associant Catherine Delzers, démissionnaire de l’UMP, avec des hommes et des femmes de gauche. C’était un pari bien risqué mais la campagne fut très positive avec des meetings francs et chaleureux dans toutes les localités. On sortait des étiquettes figées, dans un esprit général de tolérance, en mettant en avant des questions locales comme il est normal dans des élections départementales. L’avenir nous montrera que nous étions bien optimistes. Il est toujours très difficile d’échapper aux étiquettes, mais, en présence de l’effritement des forces de gauche, et de l’autre côté le FN et l’UMP, nous n’avions guère d’autre choix.

En face des meetings que nos candidats ont organisés, il n’y avait guère de présence militante. En particulier le FN était absent ! Le conseiller général Laurent Lopez n’a pas fait l’effort de faire campagne dans nos villages. Beaucoup comme le mien n’ont jamais eu l’honneur de sa visite. Au fond, c’était ça le plus gênant : on ne voyait pas le FN ; personne pour revendiquer cette étiquette et engager la discussion. Certes on pouvait savoir que tel ou tel que nous connaissions allait voter FN, mais cela restait caché. C’est assez effrayant quand on y songe, compte tenu des votes qui allaient s’afficher. Je me souviens que dans le bureau de vote de Rougiers, le jour de l’élection, le délégué du FN n’était pas un électeur du village, mais un inconnu venu de loin.

Au premier tour le FN a fait près de 40% sur le canton (et même 42% à Brignoles). L’UMP-UDI a plafonné à 22,53% tandis que notre liste indépendante a recueilli 14,15%. Les deux listes de gauche, si elles avaient été unies, auraient totalisé 23,75%, soit plus que l’UMP et auraient atteint le second tour, mais ce n’était pas le cas ! Donc c’est à cause des tendances suicidaires de la gauche que l’UMP-UDI atteindra le second tour face au FN, en dépit de notre tentative un peu désespérée. D’ores et déjà on voit sur quoi sera bâti le succès final de l’UMP dans ce canton.

Le second tour opposait le FN à l’UMP-UDI dont le score de premier tour était, on l’a vu, relativement modeste. La seule possibilité de battre le FN était un report important des voix de gauche, que l’UMP n’a jamais sollicité au demeurant. Au contraire la position officielle du ni-ni proclamée par Nicolas Sarkozy était à la limite de l’insulte et la gauche a eu du mal à la digérer, ce qui explique sans doute un taux non négligeable de près de 11% de bulletins blancs ou nuls. Cependant la gauche a globalement fait bloc pour barrer la route au FN. Alors que dans le canton voisin de Garéoult où la situation était comparable pour le PS affronté au FN, les voix de droite ont manqué aux candidats PS qui, ayant obtenu 25,54% au premier tour (soit plus que l’UMP à Brignoles), ont été battus par 47,76% contre 52,24%. Cette antisymétrie des situations entre Brignoles et Garéoult en dit long sur le ni-ni. Les électeurs de gauche ne sont pas près de l’oublier et cela se payera un jour.

Sur les 23 cantons du Var, 20 vont à l’UMP et 3 au FN. Du coup, pour la première fois, le Var n’aura plus aucun canton de gauche C’est un événement historique qui mérite d’être noté : le département du Var a été à majorité de gauche depuis les débuts de la IIIème République, et à direction socialiste de façon continue depuis 1922 jusqu’en 1984[4]. La formidable  mutation démographique et sociologique que connaît le Var depuis les années 1960 a peu à peu sapé les bases de l’électorat socialiste. Le poids des villes du littoral a renversé le rapport entre le Var intérieur et la côte. Mais ce qui se passe aujourd’hui avec l’explosion du FN est de nature encore différente et remet en cause le système politique dans son ensemble.

La victoire de l’UMP est une victoire à la Pyrrhus, mais ce n’est pas là l’essentiel. Les électeurs FN sont sortis de la représentation politique classique. Du temps où beaucoup votaient communiste ils étaient impliqués dans le débat politique organisé, avec des cadres qui allaient au contact des citoyens. On pouvait contester leur discours, mais il y avait une vraie vie politique. Aujourd’hui les électeurs FN sont dans la nature. Il était un temps où les prolos voulaient pendre les capitalistes. Aujourd’hui ils veulent se faire les immigrés et les « capitalistes » de la politique, mais n’ont pas de visée sociale commune. Dans cette ambiance de guerre civile muette, la politique est morte.

Il faut sonner le tocsin. C’est un peu le sens de ce modeste papier. Quant à moi je ne sais pas si, de retour à Paris, j’arriverai encore à me passionner pour les « réformes universitaires »…



[1] Le taux sont respectivement de 15% et de 18% dans le cas du PS.

[2] Ceci est très bien expliqué dans le livre du géographe Christophe Guilluy, « Fractures françaises » (François Bourin Editeur 2010)

[3] Voir aussi « Brignoles Potins » sur Facebook.

[4] Pour ce qui est de la dimension historique, on peut lire l’intéressant ouvrage de Jacques Girault : « Le Var rouge » (Publications de La Sorbonne 1995)