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Les universités dans le piège d’un système électoral absurde

Les universités françaises, aux prises avec un système électoral absurde, sont en pleine confusion. Nous avions été quelques uns à souligner dès le début les graves dangers du système électoral introduit par la loi dite « d’autonomie » (LRU) pour l’élection du Conseil d’Administration et du Président[1]. D’autres considéraient ces dispositions comme un détail, obsédés qu’ils étaient par les menaces qu’ils voyaient dans le principe même d’autonomie[2]. Quant aux présidents d’université qui ont été les seuls, avec l’UNEF, à négocier la LRU, ils n’ont pas su ou pas voulu faire modifier des règles électorales que beaucoup présentaient encore récemment comme « pas si graves ».

Or, même s’il est encore trop tôt pour tirer un bilan des élections qui se déroulent en ce moment, les premiers résultats montrent, à l’évidence, que dans beaucoup d’universités ce sera une catastrophe. La plupart d’entre elles seront passablement déstructurées par ce système et ainsi incapables d’assumer correctement leur « autonomie » (au moins dans l’immédiat).

Pour être tout à fait honnête, il faut dire qu’on a la conjonction d’une loi mal-fichue, de l’inquiétude engendrée par les réformes multiples et précipitées du système de recherche[3], et aussi, bien sûr, d’une communauté universitaire qui n’a pas fait sa révolution culturelle. Le SNESup en est sans doute l’exemple le plus caricatural. Mais son influence (assez paradoxale, vu sa sclérose et ses effectifs déclinants) correspond au fait que, nationalement, en face du discours gestionnaire, il n’y a qu’un discours protestataire de défense du statu quo.

PREMIERS EXEMPLES

A Paris 6 (Université Pierre et Marie Curie) l’élection a donné une majorité, dans le collège A, à la liste présentée par le président sortant, Jean-Charles Pomerol, tandis que dans le collège B c’est une liste anti-LRU soutenue par les syndicats SNESup, SUD… qui l’a emporté. Ce sont les IATOS et les étudiants qui feront l’élection du président. Ainsi, Paris 6 qui s’enorgueillit d’être la première université de France au classement de Shanghai, pourrait bien avoir une présidence anti-autonomie, élue contre les professeurs (sauf négociations d’appareils, peu reluisantes…)

A Dijon (Université de Bourgogne), les listes soutenues par la présidente (élue l’an dernier) sont battues par des listes anti-LRU et anti-autonomie.

A Paris 12 (Créteil), une présidente dynamique, Simone Bonnafous, élue en 2006 au premier tour de scrutin, qui avait réussi à mettre son université sur le devant de la scène, se retrouve à 7 voix contre 7, soumise à l’arbitrage des IATOS et des étudiants.

La situation est encore plus « acrobatique » à Paris 4 (Sorbonne) ou l’élection voyait s’affronter une liste présentée par le président sortant Jean-Robert Pitte, « plutôt à droite », et une autre, « plus à gauche », soutenue par l’ancien président Georges Molinié et Michel Fichant. La première l’a emportée dans le collège A, la seconde dans le collège B. Mais alors qu’en B la liste Molinié-Fichant l’a nettement emporté, dans le collège A la victoire de la liste Pitte n’a été acquise que par 113 voix contre 109, ce qui lui donne cependant 6 sièges contre un seul ! Et encore le score est-il inverse à La Sorbonne proprement dite ; ce n’est que le vote de deux composantes marginales qui détermine le résultat final…

Le cas de Paris 13 (Villetaneuse) est intéressant car il s’agit d’une université pluridisciplinaire et qu’il fait apparaître deux caractéristiques qu’on retrouve ailleurs : le poids de la composante médicale, et les alliances de circonstance entre groupes disparates. La composante médicale a pesé en effet de façon déterminante, à cause du nombre de PU-PH, au demeurant peu impliqués dans la vie de l’université, qui ont voté massivement pour l’un des leurs. Cette composante de tradition plutôt « réactionnaire » a fait alliance avec l’appareil du SNESup local, actif dans le récent mouvement anti-LRU ! Du coup une liste rassemblant les meilleurs scientifiques de l’université[4] a été battue par une liste « politicienne », bien qu’elle ait obtenu la majorité dans le collège A en dehors du CHU, sur le campus multidisciplinaire de Villetaneuse…

A l’Université de Versailles Saint Quentin, université récente, très pluridisciplinaire, la présidente sortante, économiste, personnalité forte et dynamique, a obtenu une victoire très nette de sa liste dans les deux collèges contre une liste soutenue par le SNESup et menée par un maître de conférences mathématicien. On peut faire deux remarques :

  • Le président sortant bénéficie d’un avantage considérable allant bien au delà de la prime au sortant : maîtrise du calendrier, aide des services centraux, accès facile à tous les membres de la communauté universitaire, ce qui est important dans une université dispersée thématiquement et géographiquement.
  • Comme à Paris 13, les médecins ont joué un rôle central. Estimant que seule la présidente sortante soutenait vraiment leur développement, le doyen de l’UFR médicale a d’abord tenté d’empêcher la constitution d’une liste d’alternance en exerçant des pressions très fortes pour décourager les médecins susceptibles de s’y engager. Ensuite en organisant leur participation massive (à plus de 90% dans les deux collèges) à un scrutin dans lequel ils sont déjà très nombreux.

A Paris X (Nanterre) aucune majorité claire ne s’est dégagée dans l’élection des collèges A et B. Dans le collège A, la liste arrivée en tête, avec 6 élus, soutient la candidature de Bernadette Madeuf, directrice de l’UFR de Sciences Economiques, Gestion, Mathématiques, Informatique, qui n’était pas elle-même candidate au CA. Dans le collège B, la liste soutenue par le SNESup, Sup-Recherche, le SGEN, obtient 6 élus et décidera de son soutien à tel ou tel candidat après une réunion publique. Un jeu d’alliances complexes se dessine, incluant également les élus de la liste intersyndicale des IATOSS.

AU DELA DE DYSFONCTIONS PREVISIBLES…

Ce système électoral absurde a été introduit pour conforter l’autorité du président, en lui donnant une majorité stable au CA. Il est certain, en effet, qu’une université ne peut exercer son autonomie (quelles que soient les compétences que l’on met sous ce vocable), dans le cadre des institutions de la loi de 1984, où le CA ressemble davantage à un « comité d’entreprise » qu’à un conseil exécutif, et où le président est prisonnier de majorités « parlementaires » fluctuantes.

Mais on ne peut pas s’en tirer en copiant les conseils municipaux des grandes villes, et en « politisant » à l’extrême l’élection du président, dans un contexte où il n’y a pas de régulation possible par des partis (remplacés ici, de fait, par des lobbys de toute sorte : syndicats, groupes disciplinaires,…). Ce système n’a aucune équité lorsqu’il s’agit de pourvoir un nombre aussi restreint de sièges par un scrutin direct aléatoire. Celui-ci ne garantit pas de représentation équilibrée des différentes composantes de l’université[5] si celles-ci ne prennent pas la précaution de s’organiser en groupes de pression gagnants[6]. Par ailleurs, la prime majoritaire perd toute son efficacité présumée dans un système où elle est partagée entre deux collèges : comme cela était prévisible, dans plusieurs universités, et non des moindres, la liste légitimiste l’emporte en A et la liste soutenue par les syndicats en B.

Une conception erronée des pouvoirs universitaires

Mais il y a plus grave. Il ne s’agit pas seulement d’un loupé dans le choix du système électoral. Il y a à la base une conception erronée des pouvoirs universitaires. On a cherché à renforcer les pouvoirs du président et à stabiliser le système, sans poser les questions de fond du rôle et de la légitimité des instances.

Dans l’organisation d’une université, on pourrait distinguer plusieurs niveaux :

- Un conseil exécutif chargé de définir les grandes orientations, de fixer les règles de fonctionnement, et qui a la responsabilité des grands équilibres matériels et humains.

- Un président et son équipe, dont on attend qu’ils soient de bons administrateurs (même s’ils sont issus de la communauté universitaire) au service de l’institution, sous le contrôle du conseil exécutif.

- La communauté des « professeurs » qui exerce ses compétences propres au travers des départements et des divers « comités académiques ».

Beaucoup d’universités dans le monde sont organisées de cette façon, avec leurs caractéristiques socio-culturelles propres. Ainsi, par exemple, les universités anglo-saxonnes avec d’un côté leur board of trustees, university council…, de l’autre leurs chancellor, vice-chancellor, provost…, et par ailleurs leurs divers academic committees (appointments committees, Senate committees…).

La LRU établit une confusion entre ces différents niveaux. On le voit bien d’abord par la « politisation » qu’elle instille dans l’élection du CA et dans le lien étroit qu’elle institue entre cette élection du conseil exécutif et celle du président qui apparaît ainsi comme un président « politique », et non plus comme un administrateur compétent.

Il y a une ambiguïté dans la définition et dans le rôle du nouveau CA. Le choix a été fait d’avoir un CA composé en majorité de membres élus. C’est une option que l’on peut comprendre[7] mais qui ne va pas de soi dans une perspective d’autonomie. En effet, dans une vision centralisatrice, il importe peu que le CA soit aux mains des personnels puisque ses pouvoirs sont limités et que c’est le ministère qui arbitre. Il en va autrement dès lors que le CA est un véritable conseil décisionnel autonome ayant de larges compétences et de grandes marges de liberté. L’université n’étant pas la propriété de ses personnels, il conviendrait que ses « commanditaires » soient représentés dans ce conseil exécutif par des membres de droit. On peut d’ailleurs être certain que, si ce n’est pas le cas, ils exerceront leur influence de l’extérieur, ce qui hypothèquera l’autonomie de l’établissement. Il est bien prévu par la loi que les collectivités soient représentées au CA, mais le principal « commanditaire » qu’est l’Etat n’y est présent par aucune de ses administrations.

A titre de contre-exemple, on peut citer la réforme de 2001 du Museum d’Histoire Naturelle[8], qui a doté cet établissement d’un conseil d’administration de 23 membres comprenant 5 représentants de l’Etat, 6 personnalités extérieures au Museum, 1 représentant de la Ville de Paris et 10 membres élus parmi les personnels. Cet exemple n’est donné que pour ouvrir des perspectives car, par ailleurs, le Museum n’est pas un modèle de gouvernance, à cause notamment du rôle du Directeur et du système des chaires. On pourrait rappeler encore que sur une vingtaine de membres, le CA du CNRS comprend 3 représentants de l’Etat et seulement 4 membres élus et 4 représentants de syndicats.

On peut cependant admettre que, compte tenu de leur histoire et de leurs spécificités, les universités françaises aient un CA avec une majorité d’élus. Ceci d’autant plus que la désignation de personnalités extérieures « indépendantes » relève d’une culture que notre pays n’a pas encore assimilée. Mais les membres extérieurs (membres de droit et personnalités qualifiées) devraient avoir une importance numérique et un rôle qui ne soit pas de pure forme. Dans le nouveau CA prévu par la LRU, les quelques personnalités extérieures autres que les représentants des collectivités, sont désignées par le président et sa majorité d’élus. Autant dire que c’est une fumisterie qui n’est destinée qu’à donner encore plus de liberté au président. De plus, quel que soit l’équilibre que l’on retienne entre membres élus et membres nommés, il parait indispensable de faire élire le président par l’ensemble des membres du CA, et non pas par les seuls élus[12].

Le choix du président par le conseil exécutif devrait d’ailleurs être autre chose qu’une simple formalité. Dans beaucoup d’universités étrangères, le conseil exécutif examine avec soin les candidatures au poste de « président », (qui sont parfois en assez grand nombre). Il crée pour cela un search committee. Dans l’une de ses dispositions, la LRU prévoyait que le président pouvait être extérieur à l’université. Mais c’est une blague ! Etant donné le système électoral en vigueur, on voit mal comment le président serait autre chose que le leader d’une liste du CA. C’est regrettable ! Le recrutement par un search committee donne au président sa véritable légitimité qui est celle d’un excellent administrateur au service de l’institution, et non pas celle d’un « chef de parti » gouvernant l’institution à sa discrétion.

De plus, le CA « politique » de la LRU empiète sur les prérogatives naturelles de la communauté académique. Ainsi c’est le CA restreint qui est institué jury de recrutement des « professeurs ». Les opposants à la LRU ont focalisé leurs critiques sur le droit de veto donné au président. Or cette question n’apparaît pas cruciale : ce droit de veto formel existe dans toutes les universités du monde, et son exercice est limité de facto par la qualité des procédures de recrutement[9]. Mais ce qui est beaucoup plus discutable, c’est la capacité qui est donnée au président et au CA de formater à leur guise les « comités de sélection » et de s’ériger en jury. C’est une confusion des rôles du conseil exécutif et des « comités académiques ».

On pourra rétorquer que la « communauté académique » est un mythe dans les universités françaises. Il est vrai qu’il n’existe rien de comparable au Senate américain et à ses puissants comités[10]. Quel pourrait être l’équivalent du Senate chez nous ? Rien n’empêche de faire jouer ce rôle aux conseils consultatifs que sont le CS et le CEVU, à condition d’abandonner la logique parlementaire[11] (délibérations formelles des assemblées qui sont le résultat de rapports de forces internes à l’université) au profit d’un travail en commissions.

EN CONCLUSION

Le tableau que nous traçons peut paraître pessimiste. Il l’est à court terme. Mais ces premières élections universitaires en application de la LRU, ne sont pas « la fin de l’Histoire ». D’abord certaines universités s’en tireront et donneront l’exemple à d’autres. Et puis il est réconfortant de voir des groupes d’universitaires de qualité qui s’impliquent, certains pour la première fois, avec le sentiment de l’urgence, dans l’enjeu de la gouvernance universitaire. Même si, dans l’immédiat, ils se voient sous-représentés dans les conseils d’administration, leur influence ne sera pas négligeable. Car une université ne sera jamais, ni une entreprise, ni une municipalité. Sa réalité, sa valeur, sont faites de ses professeurs et de ses chercheurs. Si les institutions ne sont pas adaptées à cette réalité, il faudra bien en changer, ou à tout le moins les amender.

 


[2] J-F. Méla, « Faut-il avoir peur de l’autonomie », Pour La Science (janv. 2008).

[3] La grande réforme annoncée mais encore assez nébuleuse du CNRS, l’importance donnée à des agences (ANR, AERES) dont le fonctionnement technocratique inquiète, donnent un relief particulier à l’autonomie des universités.

[4] Il est intéressant de noter que cette liste était emmenée par un directeur de recherche, Christian Chardonnet, physicien des lasers, actuel directeur scientifique adjoint du département MPPU du CNRS, qui avait animé “Sauvons la Recherche” et piloté les « Etats Généraux de la Recherche » sur le Nord parisien en 2004.

[5] La LRU prévoit bien que chaque liste d’enseignants chercheurs et chercheurs doit assurer la représentation des principaux secteurs disciplinaires. Mais une liste peut respecter ce principe de façon très formelle en choisissant dans un secteur un candidat peu représentatif. Ou bien, il suffit qu’un secteur se range entièrement d’un côté pour empêcher l’émergence d’une autre liste crédible.

[6] Certaines corporations numériquement très importantes, comme les médecins, ne se sont pas privées de le faire.

[7] Le gouvernement actuel n’était d’ailleurs pas en position de faire autrement, tétanisé qu’il était par le souvenir de la fronde anti-Devaquet.

[8] Rappelons que cette réforme est l’œuvre d’un gouvernement de gauche.

[9] Voir J-F Méla, « La gouvernance partagée, ça peut marcher », qui relate l’expérience de l’université de Berkeley.

[11] De fait la LRU réduit un peu les attributions « parlementaires » du CS et du CEVU.

[12] Bizarrement, l’article de la LRU relatif aux dispositions transitoires, prévoit que les présidents dont le mandat restant à courir est supérieur à 6 mois, restent en fonction jusqu’au terme de leur mandat. Mais leur “maintien en exercice” fait l’objet d’une délibération par l’ensemble du CA, y compris les personnalités extérieures (qu’il aura désignées avec l’accord des élus du CA) ! Cela pourrait faciliter sa “reconduction”, ou bien déboucher sur un blocage…