L’élection présidentielle française donne lieu à des échanges et des rebondissements tous azimuts. Mais, dans les programmes des candidats, on trouve assez peu de propositions significatives pour les universités. Pourtant il y aurait beaucoup à dire d’un point de vue démocratique. Tous les observateurs s’accordent en effet pour dire que la France est championne des inégalités dans l’enseignement supérieur.
Lors d’un colloque intitulé « Quel enseignement supérieur pour la France en 2020 », Sybille Reichert, chancelière de l’université Friedich-Alexander d’Erlangen-Nürnberg, déclarait : « En France, il y a une séparation entre la formation de l’élite et ce qu’on appelle « mass éducation » qui est très stricte. On voit peu de passerelles entre le système général et la formation des élites »[1]. Parallèlement elle souligne que « le recrutement des universitaires et chercheurs est beaucoup trop interne du point de vue international ».
Au dernier classement PISA, la France est arrivée 26ème sur 70 pays, largement devancée par exemple par l’Allemagne et le Royaume Uni. Mais surtout, près de 40% des élèves issus de milieux défavorisés sont en difficulté, écrivent les statisticiens de l’OCDE. Ce classement dessine une France qui est efficace pour une majorité d’élèves, mais laisse une forte minorité sur le carreau. De plus, au fil des classements, cette minorité augmente.
Le rapport du Comité « France Stratégie » sur le coût économique des discriminations souligne l’enjeu économique de la question, sachant que les gains associés à la formation ne se manifestent que dans la durée. Ainsi des travaux américains montrent que l’amélioration de l’accès des femmes et des noirs aux postes essentiellement occupés par des hommes blancs, serait à l’origine de 15% à 20% de la croissance des Etats-Unis depuis les années soixante. Quelles que soient les objections que l’on peut faire à ce travail, il souligne le fait qu’il n’y a pas de contradiction entre équité et réformes économiques porteuses de prospérité. Selon ce rapport, la réduction des écarts de taux d’emploi et d’accès aux postes élevés entre population de référence et populations discriminées permettrait un gain de près de 7% du PIB.
En France, la moitié des bacheliers provient aujourd’hui de familles dans lesquelles aucun des parents n’était titulaire de ce diplôme. Pour ces jeunes bacheliers « de première génération », l’accès au baccalauréat reste très lié aux différences de situations familiales et de niveau d’acquis à l’entrée en sixième. Ils ne représentent que 15% des entrants en classe préparatoire aux grandes écoles, alors que 62% des entrants en sixième en 1995 n’avaient aucun parent bachelier.[2]
Alors que neuf bacheliers « de père en fils » sur dix s’inscrivent dans l’enseignement supérieur, ce n’est le cas que de trois bacheliers « de première génération » sur quatre. Les bacheliers « de première génération » ont, dans leur majorité, accédé au baccalauréat par la voie technologique ou professionnelle. Tandis que les bacheliers « de père en fils » poursuivent en plus grand nombre dans une école recrutant après le baccalauréat ou une CPGE (19% s’inscrivent dans cette filière, contre 6% des bacheliers « de première génération »[3]
Les classes populaires vivent dans un univers clos, territorialement et culturellement. L’élite est vue comme un monde hostile. Le rapport des classes populaires à l’immigration est également éclairant. Dans une récente enquête, les gens pensent qu’il y a 28% d’étrangers contre 10% en réalité, qu’il y a 31% de musulmans alors qu’ils sont 8%. Quand on augmente les minima sociaux les gens disent qu’on favorise les déclassés. 65% des français pensent que les politiques sont corrompus. Le vote d’extrême droite est l’expression aliénée d’une révolte des classes dépossédées.
Dans son récent livre « Insoumissions. Portrait de la France qui vient », Thierry Pech, directeur de Terra Nova, souligne le divorce des classes populaires et des classes moyennes intellectuelles : « Les chemins continueront à s’écarter entre un imaginaire adossé à une innovation sociale dynamique et un tumulte populiste adossé à une légitime révolte des perdants » (..) « Les classes moyennes, à l’aise dans la mondialisation, ont accepté les prérequis du libéralisme. Les classes populaires, qui n’ont trouvé aucun avantage dans cette évolution, les ont rejetés. L’alliance traditionnelle s’est dissoute ».
Qu’en est-il de l’enseignement supérieur ?
Si l’on analyse les déclarations et les programmes des candidats à l’élection présidentielle, on trouve relativement peu de choses nouvelles et précises pour l’enseignement supérieur. Emmanuel Macron aborde des sujets sensibles mais ne va pas au fond des choses. Il affirme clairement que le succès dans l’enseignement supérieur français reste profondément inégalitaire et que cela a des retombées directes sur la mobilité sociale et sur le marché du travail. Mais la seule conclusion significative qu’il en tire est que la solution passe par l’autonomie des établissements. Ce qui pose question car l’absence de règlementations favorise les inégalités. On parle de « l’ouverture de filières de grande qualité adaptées aux besoins de tous les étudiants dans leur diversité ». Ce qui soulève la question de la sélection à l’université dont il n’est question qu’à mots couverts[4].
Permettre aux universités de déployer librement leur offre de formation et de recruter leurs enseignants chercheurs[5] est une opération qui ne va pas de soi dans la mesure où elles ont un statut public pour la plupart, et que leur financement est essentiellement public. On ne dit rien de précis des critères d’évaluation.
Dans un contexte de profondes inégalités d’accès aux meilleures filières, l’affirmation que le financement de l’enseignement supérieur doit rester essentiellement public signifie quand même que le financement se fait au bénéfice des plus favorisés, dans la mesure où l’effet redistributif des bourses reste modeste. Tous les candidats évacuent la délicate question des droits d’inscription.
L’exemple de l’université Paris 13
Mon histoire de professeur, puis de président, de l’université Paris 13, m’a sensibilisé au potentiel perdu que signale le rapport de « France Stratégie ».
Lorsque l’ancienne Sorbonne a explosé en 13 morceaux, l’université Paris 13 n’a pas été seulement un débris de cette explosion ; elle représentait une innovation audacieuse. L’implantation dans une banlieue populaire d’une université à part entière contribuait à la promotion supérieure des populations locales et au développement économique de leur territoire, dans un contexte de recherche de niveau international qu’on ne trouve pas dans les simples « collèges universitaires ». Aujourd’hui on pleure sur la fracture sociale, on se demande comment parler à la jeunesse populaire. A ses débuts Paris 13 a été un exemple de brassage culturel plutôt réussi. On peut regretter aujourd’hui que ce brassage ait largement disparu. Lorsque je suis arrivé à Villetaneuse, dans les années 70-80, la diversité des étudiants était évidente. Aujourd’hui, par exemple, la large proportion d’étudiants d’origine nord-africaine témoigne d’un déséquilibre social.
Le campus d’une véritable université est un lieu d’acculturation irremplaçable pour la jeunesse populaire. Paris 13 a été créée formellement comme une université ordinaire, mais cette uniformité de façade en France cache des disparités très considérables. L’option choisie pour Paris 13 n’était pas très claire : devait-elle être une université avec tous les ordres d’enseignement et des laboratoires de recherche, ou un simple collège universitaire d’enseignement, axé sur la professionnalisation, et sans la composante recherche ? Nous avions opté pour le développement de la recherche, bien que ne bénéficiant pas de l’appui initial des grands organismes.
C’est une stratégie de projets qui avait été favorisée : elle reconnaissait à chaque secteur ce qu’il avait de spécifique et de positif. Ainsi, par exemple, à Bobigny l’université avait favorisé la création d’une unité de recherche associant médecine et sociologie dont la réussite est attestée par le fait que son premier directeur, Didier Fassin, est devenu aujourd’hui titulaire d’une chaire prestigieuse d’anthropologie sociale à Princeton. Dans un autre domaine nous avons soutenu la constitution d’un pôle d’excellence dans le domaine des Sciences de l’Information et de la Communication autour de Pierre Moeglin qui est devenu ensuite le premier directeur de la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord dont les « industries de la culture » forment l’un des axes principaux. Nous avons eu la volonté d’échapper à l’image d’université de banlieue. Paris 13 a réussi alors à établir un équilibre assez remarquable entre, d’une part, sa vocation territoriale qui est de donner à la jeunesse populaire de réelles possibilités d’intégration professionnelle, et un développement scientifique de niveau international qui garantit la valeur de l’institution et des diplômes qu’elle délivre. Mais aujourd’hui la politique nationale vise à concentrer projets et moyens sur quelques « pôles d’excellence », en renonçant à cette politique de démocratisation…
En guise de conclusion
Les ambigüités de la « politique d’excellence » sont évidents : on établit une hiérarchie sociale qui peut conduire à marginaliser des catégories importantes en cristallisant les différenciations. Il ne faut pas nier une certaine contradiction entre l’autonomie et l’égalité républicaine.
La pleine autonomie des établissements soulève beaucoup de questions et de réserves. Comment concilier la diversité la plus libre avec le souci de réduire les inégalités ? Comment cette « pleine autonomie » qu’on souhaite coexistera avec les différents mécanismes d’évaluation et de régulation nationaux ?
Par ailleurs on escamote les questions du financement et de la sélection :
Qui fixe les dotations et comment ? Quelle sera l’importance des « nouveaux financements » par rapport au financement public ? On parle de partenariats intégratifs entre universités, écoles et organismes de recherche ; mais cette ambition reste très théorique.
On ouvre des perspectives en matière de recrutement et d’emploi des personnels qui sont antinomiques avec la tradition de la fonction publique. C’est une petite révolution sur laquelle on passe allègrement. On parle d’autoriser les établissements à recruter directement les enseignants chercheurs sans aucune référence externe, ce qui va très loin si l’on conserve le statut national (garanties, salaires) qui est un corollaire du financement public.
La France est une terre d’inégalités derrière une vocation affichée à l’unicité de l’organisation publique. Ceci se produit un peu souterrainement. Rendre la chose officielle et légale ne fait pas disparaître le problème.
Il n’y a pas d’évaluation totalement indépendante de l’organisation. La différenciation peut aboutir à des hiérarchies fortes entre les différents publics (cf enseignement secondaire). Le rôle de l’Etat ne peut pas être seulement de laisser les coudées franches aux acteurs. Comment cette politique nationale est-elle compatible avec une « toute autonomie » ? Si on laisse les universités totalement libres de définir leur stratégie, l’idée qu’il peut y avoir une évaluation indépendante juste est utopique.
On voit donc se dessiner un immense chantier dont les contours restent encore flous. Les sujets économiques brûlants sont déjà si nombreux que la plupart des candidats à la présidentielle ne mettent guère en avant l’enseignement supérieur, ou bien restent assez généraux sur la question. C’est bien dommage. En tout cas les sujets qui ont été abordés ici devront être sérieusement approfondis.
[1] Aux USA où pourtant la hiérarchie des établissements est forte, on a cependant passage d’un nombre important d’étudiants des colleges vers des 4 years universities.
[2] Jean-Paul Caille, Sylvie Lemaire : « Les bacheliers « de première génération » : des trajectoires scolaires et des parcours dans l’enseignement supérieur « bridés » par de moindres ambitions ? » (INSEE 2009)
[3] Cf supra
[4] Sauf pour l’accès au master qui a été la seule réforme - partielle et plus ou moins assumée - du dernier quinquennat.
[5] Cf programme Emmanuel Macron.