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Les débats autour de la nouvelle loi sur les universités

Note : Ce texte est le support d’un exposé de séminaire fait à l’EHESS le 17.12.08. Il synthétise, complète et actualise des réflexions que l’on peut trouver dans divers articles antérieurs de ce blog. 

 

INTRODUCTION

Le système français de recherche et d’enseignement supérieur est entré dans une période de profondes réformes, voire de bouleversements. Ces réformes ne sont pas le fruit d’une démarche consensuelle. Elles prétendent apporter des réponses à des problèmes sur lesquels tout le monde ne s’accorde pas (certains voient les problèmes là où d’autres voient les solutions). Le pouvoir politique cherche à éviter les mouvements de protestation tout en avançant ses réformes. La situation est instable et conflictuelle et beaucoup d’acteurs se réfugient sur des positions défensives. Nous sommes entrés, probablement pour plusieurs années, dans une zone de turbulences.

Les choses sérieuses ont commencé en 2003, lorsque le gouvernement avait gelé des crédits de recherche et supprimé des postes au CNRS. Cette initiative avait provoqué de grandes manifestations de chercheurs et d’universitaires avec le soutien de l’establishment scientifique. A la suite de quoi le gouvernement avait reculé et accepté le dialogue. Mais le malentendu était patent car derrière la question des crédits, il y avait celle des objectifs et de l’organisation. Les chercheurs réclamaient de l’argent et des postes. Les milieux politiques mettaient en cause la lourdeur du système de recherche français et son incapacité à contribuer de façon efficace au progrès technologique[1].

En fond de tableau il y a la « stratégie de Lisbonne » qui vise à faire de l’Union Européenne « l’économie de la connaissance » la plus compétitive et la plus dynamique du monde. Cette stratégie qui affiche la volonté théorique d’accroître l’effort de recherche (jusqu’à 3% du PIB), privilégie la vision d’une recherche moteur de l’économie. D’où la volonté du pouvoir politique de piloter la recherche en ce sens.

En même temps il y a la volonté de s’inspirer du modèle anglo-saxon qui a montré son efficacité globale pour valoriser la recherche au bénéfice de l’économie. Ce modèle qui est construit sur des universités autonomes, des fondations et des agences qui financent des projets, est assez éloigné du système qui a prévalu en France jusqu’ici.

LES REFORMES DE 2006-2007

Les réformes découlent de deux grandes lois :

- Loi de programme pour la recherche (LOPR) du 18 avril 2006

- Loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) du 10 août 2007.

Il sera surtout question ici de la LRU dont la promulgation s’est faite pendant les vacances, après une habile opération de « déminage » de l’opposition étudiante. Tous les sujets qui « fâchent » (sélection[2], droits d’inscription…) avaient soigneusement été sortis de la loi pour éviter qu’un puissant mouvement étudiant ne vienne faire capoter la réforme, comme cela avait été le cas à plusieurs reprises dans le passé.

La LOPR n’abordait guère le statut des universités, sauf sous l’angle des PRES, des établissements publics de coopération scientifique et des fondations de coopération scientifique. Mais elle créait deux agences qui concernaient l’ensemble de la recherche : une agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES) et une agence nationale de la recherche (ANR) de financement sur programmes. 

La LRU est venue compléter ce dispositif en offrant aux universités des compétences administratives et budgétaires nouvelles et en les dotant d’une gouvernance plus « managériale », visant ainsi, notamment, à en faire des opérateurs de recherche à part entière.

Le repositionnement des universités par rapport aux organismes de recherche a été clairement affirmé dans un important discours prononcé par le président de la République, le 28 janvier 2008[3] :

« La première grande orientation, c’est de mettre l’Université au centre de notre dispositif de recherche. (..) Il faut le faire parce que les systèmes de recherche les plus performants du monde sont construits sur la force des universités et non pas sur leurs faiblesses. (..)

Alors, en contrepartie de cela il y aura la réforme. La réforme, cela va impliquer d’abord une chose très difficile qui est de redéfinir les missions des organismes. Déchargés du poids d’une partie de la gestion administrative et financière, bientôt confiée aux universités, déchargés de l’évaluation, confiée à l’Agence pour l’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur, les organismes devenus agences de moyens davantage qu’opérateurs, mettront en œuvre la politique scientifique qu’au nom des français, le Gouvernement et le Parlement leur auront confiée.

S’agissant des universités, on pourrait s’étonner de nous voir mettre à ce point l’accent sur la recherche (et sur les formations qui lui sont liées). Mais le pouvoir politique prend les universités beaucoup plus au sérieux pour leurs capacités de recherche et d’innovation, que pour leurs missions générales de formation. Les Grandes Ecoles restent solidement installées dans leur fonction de formation des élites au niveau bac + 5. Les formations universitaires de niveau licence, sans sélection à l’entrée, accueillant une population déjà largement écrémée par les CPGE et les IUT, s’inscrivent mal dans une « stratégie d’excellence ». La « colonisation » des formations universitaires par les entreprises, à la faveur de l’autonomie, est un fantasme ; la contrainte d’habilitation des diplômes nationaux reste forte. L’effet de l’autonomie sur les formations sera indirect : les universités se différencieront par leur « réputation », elle-même largement basée sur la recherche.

Mais la réforme de la gouvernance et les nouvelles compétences accordées aux universités, auront, à plus ou moins long terme, des conséquences importantes sur les carrières des enseignants chercheurs par la prise en compte différenciée de leurs différentes missions, la modulation des services, les règles de promotion, les primes…

UNE REFORME AU TERME D’UNE LONGUE EVOLUTION

Cette réforme intervient au terme d’une longue évolution du paysage national de l’enseignement supérieur et de la recherche, marquée par la montée en puissance des universités, pour plusieurs raisons :

- La démographie : depuis 1986 les effectifs de professeurs et de maîtres de conférences ont doublé. En 2008 on a recruté 3.000 enseignants chercheurs contre 400 chercheurs CNRS (les deux-tiers sont de jeunes docteurs recrutés comme MCF ou CR2).

- La politique d’association avec les organismes (principalement le CNRS) qui a accompagné l’expansion démographique, a structuré - de façon très inégale certes - la recherche sur les campus, en imposant ses règles d’évaluation et d’organisation. On peut dire que le CNRS a joué un rôle historique majeur dans ce processus, mais qu’il est aujourd’hui moins indispensable de ce point de vue.

- La dimension territoriale est devenue très importante. Les collectivités territoriales jouent aujourd’hui un grand rôle dans le développement économique et social. C’est au niveau des pôles universitaires, spécialement en province, que la relation s’établit entre les collectivités et les établissements d’enseignement supérieur et de recherche.

- La politique de contractualisation a entraîné, sans modification législative, le passage d’un pilotage centralisé à un pilotage plus stratégique par l’Etat. Parallèlement elle a fait émerger dans chaque université une solidarité d’établissement et, dans le meilleur des cas, une politique portée par l’équipe de direction.

A partir de là, certains avaient défendu l’idée d’une « réforme incrémentale » qui ferait l’économie de mesures législatives, toujours traumatisantes[4]. Sans sous-estimer l’importance et la valeur de ces transformations progressives, il est permis de penser qu’on était arrivé à la limite de ce qu’il était possible de faire sans réformes institutionnelles.

« NOUVEAU MANAGEMENT PUBLIC »

La LRU peut s’envisager dans la perspective du « Nouveau Management Public » (NMP) qui est un courant de réforme, venu des pays anglo-saxons, visant à gérer les services publics comme des entreprises. Il faut pour cela mettre en place des méthodes managériales de gestion et un système de contrôle indirect basé sur des « indicateurs de performance ».

Les principes du NMP sont déjà lisibles dans la « Loi organique relative aux lois de finances » (LOLF, 2006) qui régit désormais le budget de l’Etat. Les crédits du budget sont présentés par objectifs, chacun assorti d’indicateurs de performance. La formulation d’une politique par objectifs n’est en soi pas nouvelle ; on la retrouve dans toute démarche planificatrice. Ce qui est nouveau c’est que l’Etat, de planificateur est devenu stratège, et qu’il fixe des indicateurs quantifiés de résultats à atteindre. Pour l’enseignement supérieur et la recherche, les indicateurs de la LOLF sont ceux qu’on retrouve dans beaucoup de classements internationaux : nombre de publications ; indice de citations à deux ans ; nombre de brevets ; participation aux programmes cadre européens ; nombre de chercheurs, d’enseignants et d’étudiants étrangers ; pourcentage de diplômés ; taux d’insertion de sortants… On peut s’interroger sur la pertinence des indicateurs numériques de production selon lesquels les universités seront jugées[5]. Mais nous nous contenterons ici de faire le lien avec la LRU.

Selon Annie Vinokur[6], « la LRU a pour vocation de donner aux établissements universitaires la capacité d’être de bons opérateurs de la LOLF en les rapprochant du modèle de l’université entrepreneuriale ». Celle-ci peut se définir comme « une entreprise non marchande ou à but non lucratif, recevant des financements publics et privés mais exerçant aussi des activités commerciales, et disposant de l’autonomie de gestion de ses actifs et de son personnel ; elle doit pouvoir développer des stratégies compétitives, créer des filiales, s’associer avec des entreprises privées… »[7]. Les rapports de l’Etat avec les universités, qui étaient des relations d’autorité, deviennent des relations contractuelles dans lesquelles l’Etat fixe des obligations de résultats. Les outils du NMP sont utilisés en France, moins pour renforcer l’influence du secteur privé (comme certains le prétendent) que le pouvoir de l’Etat.

Ce sont ces idées qui inspirent aussi le « Conseil de modernisation des politiques publiques »[8]. Dans ses conclusions relatives à l’enseignement supérieur et la recherche, il est question de rénover « le système de mise sous tension des universités ». On parle de « mise en place d’un financement budgétaire des universités et des effectifs de recherche fondé sur la performance, d’augmentation progressive de la part de financement sur projet de la recherche, de financement effectif des unités de recherche sur leurs performances, y compris pour le financement récurrent ». Il est précisé que « le financement des universités sur la base de la performance sera mis en œuvre par un système d’allocation des crédits fondé sur une formule objectivée et transparente ».

Cette politique suppose que l’on opère, parallèlement, une réforme des universités et une restructuration de l’administration centrale en charge de leur pilotage. En premier lieu, il faut doter les universités d’une nouvelle gouvernance plus « entrepreneuriale ». C’est l’un des objectifs premiers de la LRU.

NOUVELLE GOUVERNANCE : UN MAUVAIS SYSTEME ELECTORAL

Il est certain qu’une université ne pouvait assumer son « autonomie » dans le cadre des institutions de la loi de 1984, où le CA ressemblait davantage à un « comité d’entreprise » qu’à un conseil exécutif, et où le président était prisonnier de majorités « parlementaires » fluctuantes.

Les réformateurs ont voulu principalement conforter l’autorité du président, en divisant par deux l’effectif du CA et en donnant au président une majorité stable, ceci en copiant le système « municipal »  qui attribue une majorité de sièges à la liste arrivée en tête. Mais, ainsi, on « politise » à l’extrême l’élection du président dans un contexte où il n’y a pas de régulation par des partis (comme dans les municipalités). Les « partis » étant remplacés ici, de fait, par des lobbys de toute sorte : syndicats, groupes disciplinaires… Ce système n’offre aucune équité lorsqu’il s’agit de pourvoir un nombre aussi restreint de sièges par un scrutin direct aléatoire. Celui-ci ne garantit pas de représentation équilibrée des différentes composantes de l’université[9] si celles-ci ne prennent pas la précaution de s’organiser en groupes de pression gagnants[10].

Par ailleurs, la prime majoritaire perd toute son efficacité présumée dans un système où elle est partagée entre deux collèges : comme cela était prévisible, dans plusieurs universités, et non des moindres, la liste « légitimiste » l’emporte en A et la liste soutenue par les syndicats en B. Dans 28 universités sur 77, les collèges A et B ont placé en tête des listes différentes. Conséquence : la prime majoritaire a très souvent donné à une liste six élus dans un collège et un seul dans l’autre, la liste adverse obtenant un résultat inverse. Étudiants et personnels Iatoss ont alors hérité d’un rôle d’arbitre (contraire à l’objectif de la loi), ce qui crée un risque d’instabilité. Lorsque les deux collèges ont voté dans des sens opposés, les professeurs ont placé la liste présidentielle en tête dans 76 % des cas, contre 24 % du côté des maîtres de conférences[11]. Une université comme Strasbourg1 n’avait aucun mal à fonctionner avec un CA à 60. Les universités difficiles à gouverner risquent de l’être encore avec un CA à 30.

La LRU prévoyait que le président n’était plus nécessairement un enseignant chercheur de l’université. Il pouvait être un chercheur ; il pouvait même être extérieur à l’université (comme dans les universités anglo-saxonnes). Or tous les présidents sont « locaux » et sur 77 universités qui ont renouvelé leurs conseils, 20 ont élu un nouveau président, tandis que 57 ont confirmé leurs dirigeants. Et l’on compte parmi les présidents un seul directeur de recherche[12]. La reconduction majoritaire des dirigeants en place ne doit pas masquer les nombreuses péripéties qui ont parfois accompagné leur élection (utilisation de la voix prépondérante du président pour sa propre élection, refus des personnalités extérieures proposées, démission puis réélection, luttes politiques féroces dans certaines universités…). Dernier épisode en date dans le feuilleton des élections : l’annulation confirmée en appel du scrutin de Paris 7 pour non-inscription de certains chercheurs sur les listes électorales. Faut-il voir dans cette situation tourmentée la raison du peu d’empressement des présidents en fin de mandat à rempiler ? En tout cas, sur la quinzaine de présidents dont le mandat prenait fin, deux seulement ont brigué un second mandat.

UNE CONCEPTION AMBIGUË DES POUVOIRS UNIVERSITAIRES

Le système électoral choisi pour les conseils d’administration est responsable d’un grand nombre de dysfonctions. Mais il ne s’agit pas seulement d’un loupé dans le choix d’un système électoral. Il y a, à la base, une conception erronée des pouvoirs universitaires. On a cherché à renforcer les pouvoirs du président et à stabiliser le système, sans se poser les questions de fond sur le rôle et la légitimité des instances.

Dans l’organisation d’une université, on pourrait distinguer trois niveaux :

- Un conseil exécutif chargé de définir les grandes orientations, de fixer les règles de fonctionnement, et qui a la responsabilité des grands équilibres matériels et humains.

- Un président et son équipe, dont on attend qu’ils soient de bons administrateurs au service de l’institution, sous le contrôle du conseil exécutif.

- La communauté des « professeurs » qui exerce ses compétences propres au travers des départements et des divers « comités académiques ».

Beaucoup d’universités dans le monde sont organisées de cette façon, avec leurs caractéristiques socio-culturelles propres. Ainsi, par exemple, les universités anglo-saxonnes avec d’un côté leur board of trustees, university council…, de l’autre leurs chancellor, vice-chancellor, provost…, et par ailleurs leurs divers academic committees (appointments committees, Senate committees…).

La LRU établit une confusion entre ces différents niveaux. On le voit bien d’abord par la « politisation » qu’elle instille dans l’élection du CA et dans le lien étroit qu’elle institue entre cette élection du conseil exécutif et celle du président qui apparaît ainsi comme un président « politique », et non plus comme un administrateur compétent. Il y a confusion entre fonction de gestion et définition de la stratégie. Le caractère « présidentialiste » de la loi entraîne (lorsqu’il n’y a pas conflit) une collusion pernicieuse du président et du conseil d’administration.

Cette confusion s’exprime aussi dans la composition du nouveau CA. Le choix a été fait de renforcer l’importance et le poids des universitaires et d’avoir un CA composé en majorité de membres élus. C’est une option qui ne va pas de soi dans une perspective d’autonomie. En effet, dans une vision centralisatrice, il importe peu que le CA soit aux mains des personnels puisque ses pouvoirs sont limités et que c’est le ministère qui arbitre. Il en va autrement dès lors que le CA est un véritable conseil décisionnel autonome ayant de larges compétences et de grandes marges de liberté. L’université n’étant pas la propriété de ses personnels, il conviendrait que ses « commanditaires » soient représentés dans ce conseil exécutif par des membres de droit. On peut d’ailleurs être certain que, si ce n’est pas le cas, ils exerceront leur influence de l’extérieur, ce qui hypothèquera l’autonomie de l’établissement. Il est bien prévu par la loi que les collectivités soient représentées au CA, mais le principal « commanditaire » qu’est l’Etat n’y est présent par aucune de ses administrations.

Même s’ils ne sont pas majoritaires, les membres extérieurs (membres de droit et personnalités qualifiées) devraient avoir une importance et un rôle qui ne soit pas de pure forme. Dans le nouveau CA prévu par la LRU, les quelques personnalités extérieures autres que les représentants des collectivités, sont désignées par le président et sa majorité d’élus. Autant dire que cette disposition n’est destinée qu’à donner encore plus de liberté au président. Quel que soit l’équilibre que l’on retienne entre membres élus et membres extérieurs, il parait indispensable d’assurer l’indépendance des membres extérieurs et de faire élire le président par l’ensemble des membres du CA, et non pas par les seuls élus.

Le choix du président par le conseil exécutif devrait d’ailleurs être autre chose qu’une simple formalité. Dans beaucoup d’universités étrangères, le conseil exécutif examine avec soin les candidatures au poste de « président », (qui sont parfois en assez grand nombre). Il crée pour cela un search committee. Dans l’une de ses dispositions, la LRU prévoyait que le président pouvait être extérieur à l’université. Mais, étant donné le système électoral en vigueur, on voit mal comment le président serait autre chose que le leader d’une liste du CA. Le recrutement par un search committee donne au président sa véritable légitimité qui est celle d’un excellent administrateur au service de l’institution, et non pas celle d’un « chef de parti » gouvernant l’institution à sa discrétion.

Enfin, le CA « politique » de la LRU empiète sur les prérogatives naturelles de la communauté académique. Ainsi c’est le CA restreint qui est institué jury de recrutement des enseignants chercheurs. Les opposants à la LRU ont focalisé leurs critiques sur le droit de veto donné au président. Or cette question n’est pas cruciale : ce droit de veto formel existe dans toutes les universités du monde, et son exercice est limité de facto par les procédures de recrutement contrôlées par les « professeurs ». Ce qui est beaucoup plus discutable dans la LRU, c’est la capacité qui est donnée au président et au CA de formater à leur guise les « comités de sélection » et de s’ériger en jury. C’est une confusion des rôles du conseil exécutif et des « comités académiques », et on voit bien les dangers de dérives que cette disposition contient.

CONSTRUIRE UNE « GOUVERNANCE PARTAGEE »

Par « gouvernance partagée » (shared governance) on entend l’équilibre de pouvoirs qui peut s’établir entre l’administration, le conseil exécutif et la communauté académique. Pour illustrer notre propos, nous pouvons citer le cas d’une université publique américaine, Berkeley, qui est exemplaire de ce point de vue.

A Berkeley, la « gouvernance partagée » est l’équilibre qui s’établit entre l’administration du campus (chancellor, vice-chancellors, provosts, deans), le Board of regents de l’université de Californie, et la communauté académique. Résumons ici la situation[13]. Traditionnellement aux USA, la communauté académique rassemblée dans le Senate, intervient par le biais de nombreux Senate committees. D’un point de vue strictement règlementaire, le chancellor et le Board of regents ont toujours le dernier mot, mais certains Senate committees peuvent avoir beaucoup d’influence. Le cœur du système de Berkeley est le pouvoir donné à la communauté académique d’influer sur les décisions qui concernent les recrutements, les promotions, les salaires… Ce pouvoir s’exerce au travers du Budget Committee, qui existe depuis 1919 ! Contrairement à son intitulé, ce comité ne s’occupe pas du budget, mais des personnels universitaires. Compte tenu de son importance, des professeurs de qualité en sont membres.

Le Budget Committee se prononce sur les propositions des chefs de départements et des doyens. Il fait des recommandations au chancellor qui tranche en dernier ressort. Mais selon une tradition soigneusement entretenue, ces recommandations sont presque toujours suivies par le chancellor ou ses représentants. La recherche du consensus est la règle.

Il reste à construire cette tradition que nous n’avons pas, de la gouvernance partagée, à mettre en place des dispositifs efficaces qui permettent à la communauté académique de participer étroitement et concrètement à la gouvernance, sans que cela passe nécessairement par des votes de conseils. Une université ne vaut que par ses professeurs et ses chercheurs, et il ne sert à rien de vouloir la faire fonctionner comme une entreprise ordinaire. Les universités où le pouvoir présidentiel prétendra exercer son autorité nouvelle sans associer, de façon étroite et permanente, la communauté académique, sont assurées d’un piètre avenir.

Cette exigence de gouvernance partagée se manifeste partout, y compris dans des établissements qui avaient une culture plutôt managériale, comme l’université de Paris-Dauphine[14] où, à l’issue des dernières élections au CA, une crise a éclatée entre la majorité des enseignants chercheurs et un président jugé autoritaire[15].

LA QUESTION DES MOYENS ET LES COMPETENCES ELARGIES

L’autonomie des universités (et leur capacité à intervenir dans le pilotage de la recherche) restera illusoire si celles-ci ne disposent pas de marges financières significatives. Le recours aux fonds privés, pour important qu’il puisse être, ne peut constituer qu’un complément ; de plus, il faut du temps pour se constituer un capital important[16]. Dans l’immédiat ces universités devront compter sur les crédits récurrents de la subvention d’Etat. Par ailleurs, en recherche, si la part des crédits contractuels sur programmes devait continuer à augmenter, les universités devront récupérer (comme aux USA) une part plus importante de ces crédits contractuels, par attribution de préciput (overhead)[17] ou par prélèvement).

20 universités bénéficieront, dès le 1er janvier 2009, de compétences élargies dans le cadre du passage à l’autonomie complète. Le choix des universités “autonomes” s’est fait sur 4 critères d’audit : la gestion comptable et financière, la gestion des ressources humaines, la gestion des systèmes d’information et la gestion immobilière. Ces universités “autonomes” au 1er janvier 2009 devraient ainsi disposer d’un budget global avec, en principe, une prévision des moyens sur 4 ans, ainsi que d’une gestion des ressources humaines et de la masse salariale. Ce budget global inclura la gestion des emplois (ce qui représente pour les 20 universités autonomes en 2009, près de 32.000 emplois) et la masse salariale, ce qui multipliera par 2,5 fois, voire 3 fois, les budgets de ces universités.

Les universités autonomes auront de véritables responsabilités en matière de gestion des ressources humaines :

- la maîtrise pleine de l’évolution de leur potentiel d’enseignants et de chercheurs : afin de gérer leurs effectifs, les présidents pourront prendre des actes de gestion et des décisions (titularisation, détachement, mise à disposition, délégation, avancement) touchant l’ensemble des personnels ;

- la possibilité de moduler les obligations de service de chaque enseignant-chercheur (enseignement, recherche, tâches administratives…);

- la compétence en matière d’attribution des primes aux personnels et de création d’intéressement pour améliorer la rémunération des agents les plus méritants ;

- la possibilité de recruter des contractuels, sur contrat à durée déterminée ou indéterminée pour assurer des fonctions d’enseignement, de recherche ou d’enseignement et de recherche, ou occuper des fonctions techniques ou administratives correspondant à des emplois de catégorie A.

La mise en place de ces nouvelles compétences sera un levier de changement, très puissant mais très lourd à actionner. Les universités « autonomes » sont censées mettre en place une « comptabilité analytique ». D’après une récente étude de l’Association Européenne des Universités (EUA)[18], dans tous les pays européens, les universités ont besoin de soutien pour mettre en place une telle comptabilité. Les établissements qui jouissent d’une autonomie étendue, notamment en termes juridiques et financiers, ont besoin d’instruments adaptés pour la prise de décision, notamment en matière de recherche. L’EUA recommande aux institutions européennes de les aider à acquérir ces instruments, aux gouvernements et aux autres organismes de financement de rechercher un équilibre raisonnable entre le besoin de contrôle et la nécessité de réduire la complexité des informations demandées aux universités, et de passer au financement basé sur le remboursement des coûts complets réels.

Les universités retenues pour passer à la gestion du budget global en janvier 2009, commencent à s’inquiéter car elles craignent de recevoir une masse salariale plancher minimale (les marges de manœuvre nécessaires étant renvoyées à une négociation contractuelle ultérieure) n’incluant pas « certains emplois non utilisés ou utilisés autrement (chaires d’excellence, heures complémentaires, emplois gagés pour les professeurs invités) et « sous-évaluant les dépenses sociales en faveur des personnels »[19].

Par ailleurs, le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche vient de lancer un « plan carrières » qui sans faire partie de la LRU à proprement parler, en est un corollaire naturel. Ce plan rassemble contre lui une union sacrée des syndicats, de « Sauvons la Recherche » (SLR), de « Qualité de la Science Française » (QSF), de la Société des agrégés…Tous les opposants ne font pas la même analyse mais se rejoignent dans leur hostilité à voir les décisions descendre au niveau des universités, ce qui est pourtant une condition sine qua non de leur autonomie.

On pourra lire une note rédigée pour QSF par Olivier Beaud[20], qui analyse le projet de décret et détaille les objections de QSF. Cette analyse qui porte les marques habituelles d’un certain corporatisme, se distingue cependant par son sérieux et l’on y trouvera des remarques intéressantes. QSF se dit “favorable à la modulation des services d’enseignement afin de dégager plus de temps pour la recherche des universitaires les plus engagés dans cette activité”. En revanche, l’association entend “protester contre les modalités prévues pour la détermination de cette modulation”. QSF estime « qu’en attribuant le pouvoir de moduler les services aux seules autorités de chaque université, le projet de décret ne définit aucune garantie pour empêcher l’arbitraire local dans la répartition des services”.

L’AUTONOMIE DES UNIVERSITES OBJET DE TOUS LES DOUTES ET DE TOUTES LES MEFIANCES

Le principal danger qui menace l’émergence de véritables universités en France, c’est le doute et la méfiance que suscitent leur autonomie et la place qui leur est assignée « au centre de notre dispositif de recherche », alors qu’il faudrait une mobilisation de toutes les énergies pour assumer cette réforme dans de bonnes conditions. Nous avons mentionné la mobilisation des associations de personnels (universitaires et chercheurs) contre les « nouvelles compétences » et le « plan carrières »[21]. Mais le scepticisme vient aussi “d’en haut”. A titre d’exemple nous citons ici des extraits de trois rapports officiels récents (axés sur la recherche, mais assez diers par leurs sujets et leurs rédacteurs) qui expriment, chacun à sa manière, cette méfiance vis à vis des universités, et le doute que les universités soient en capacité d’être des opérateurs ou des partenaires fiables, avant de longues années.

Extrait du rapport de l’AERES sur l’INSERM (nov. 2008)

The committee found that, in general, universities seem to lack the flexibility, management expertise and autonomy, as well as clear strategic direction needed to compete well on the international stage. Key decision makers are constrained by long held structures and processes. For example, university Presidents are elected for two terms of four years, not appointed. They are subject to oversight by elected bodies, which may not always have the needed expertise to help govern the scientific research enterprise of a given university. (…) This situation is, however, likely to improve under the new law on the freedom and responsibilities of universities (LRU). This law gives universities greater independence and flexibility to craft their own policies and make hiring and budget decisions that could improve their research capabilities. To date, few universities have taken advantage of the law, but efforts are underway in the Ministries to encourage more universities to reinvent themselves and take on more responsibility and authority. The Committee believes these steps to be very important and positive developments and the committee is impressed with the scope and thrust of these reforms which are the cornerstone of any successful transformation. The majority of the interviewees, however, expressed doubt as to the current capacity of universities to rapidly acquire the necessary skills and resources to evolve into effective managers of research. Most say that enhancing the role and status of the universities in the research enterprise is the right thing to do, but it will take years before it can become fully effective.

Extrait d’un rapport proposant la création d’un ” Institut des Sciences de l’Information et de la Communication”[22]

Les organismes nationaux, en particulier le CNRS et l’INRIA, “ont acquis au fil du temps une visibilité internationale que n’ont pas les universités. Pour le groupe de réflexion, “il faudra du temps avant que les meilleurs centres de recherche universitaires puissent acquérir une semblable notoriété et on peut estimer ce temps à au moins une dizaine d’années”. De plus, cette notoriété est “clairement liée au rôle des organismes comme opérateurs de recherche”. Une croissance trop rapide de leur rôle d’agence de moyens “risquerait de conduire à une perte de reconnaissance sans que les universités soient en mesure d’en bénéficier dans l’immédiat”, prévient le rapport.”Il apparaît donc nécessaire de conserver aux organismes un rôle important d’opérateurs de recherche avant que les universités soient en mesure de prendre le relais.”

Extrait du rapport de Bernard Chevassus sur la création d’un consortium de coopération scientifique pour l’agriculture, l’alimentation et le développement durable (oct. 2008)

En ce qui concerne les établissements de l’enseignement supérieur agronomique et vétérinaire, leur intégration au sein de l’université ou de grands ensembles sous seule gouvernance universitaire est difficilement envisageable, dans la mesure où le monde universitaire n’est pas censé prendre en compte les missions spécifiques confiées à l’enseignement supérieur et à la recherche agronomiques par le ministère chargé de l’Agriculture, leur tutelle commune.

 Ces établissements ont cependant choisi de participer à la mise en place des PRES, en raison des enjeux de collaborations liés aux interfaces disciplinaires (UMR, co-habilitations) et de leur volonté de contribuer à la mutualisation de certaines functions (organisation des études doctorales, valorisation et transfert, soutien à l’innovation…). Ils mesurent néanmoins la position inconfortable qui est la leur au sein de ces regroupements péri-universitaires de grande ampleur, où ils se trouvent à la fois en situation d’infériorité numérique forte et de marginalisation thématique. Sans le soutien de la recherche agronomique, leur culture, leurs compétences identitaires, leurs schémas pédagogiques spécifiques y sont menacés de dilution et de banalisation progressive.

CONCLUSION

Comme nous le disions en introduction, nous sommes entrés dans une période d’instabilité qui va s’étendre sur plusieurs années. La réforme des universités dont la LRU est l’élément central est déjà allée assez loin pour qu’un hypothétique retour en arrière ne soit guère envisageable. Si d’ailleurs c’était le cas (à la faveur d’un mouvement social toujours possible) ce serait assez dramatique pour les universités qui seraient dès lors abandonnées à leur sort, sans perspective alternative. Nous sommes donc condamnés à avancer en poussant dans la bonne direction. Le plus grand danger est le peu d’enthousiasme – pour ne pas dire plus – avec lequel les universitaires s’engagent dans cette transformation, même lorsqu’ils l’appréhendent comme souhaitable ou nécessaire.  

Les imperfections de la LRU et les conditions souvent chaotiques de son application suscitent des inquiétudes qui poussent beaucoup d’universitaires et de chercheurs à vouloir avant tout préserver les acquis. On peut admettre que dans la période de transition qui s’ouvre à nous, il puisse être préférable de maintenir temporairement certains modes de fonctionnement plutôt que de sauter brutalement dans l’inconnu. Mais il faut savoir si, à moyen terme, on travaille, oui ou non, à l’avènement de véritables universités en France. 

Si l’on est optimiste, on peut penser que les universités les plus solides vont s’en sortir et entraîner les autres dans leur sillage. Peut-être faudra-t-il un « acte 2 » de la LRU… Mais surtout, le succès de la réforme dépendra beaucoup des marges de manœuvre,  notamment  budgétaires, dont les universités disposeront pour la mettre en œuvre. On serait en pleine contradiction si, d’un côté, on prônait la décentralisation de la recherche autour de universités et, de l’autre, on concentrait l’essentiel des moyens nouveaux sur des agences centralisées, ou des aides aux entreprises. Et surtout, on imagine mal que l’enseignement supérieur français, déjà sous financé, puisse assumer son autonomie dans un contexte d’économies budgétaires – ce qui semble malheureusement être le cas aujourd’hui.



[1] C’est un leitmotiv qu’on retrouve encore aujourd’hui dans le discours que le président de la République a prononcé aux « Assises Européennes de l’Innovation » (9.12.08).

[2] Y compris la sélection à l’entrée du master, ce qui représentait, objectivement, un recul par rapport à la situation antérieure (sélection à l’entrée du DEA).

[4] Philippe Aghion et Elie Cohen, Rapport Education et croissance, Conseil d’analyse économique (2004)

[6] Annie Vinokur. La LRU : essai de mise en perspective. Revue de la régulation n°2 (janv. 2008).

 [9] La LRU prévoit bien que chaque liste d’enseignants chercheurs et chercheurs doit assurer la représentation des principaux secteurs disciplinaires. Mais une liste peut respecter ce principe de façon très formelle.

[10] Certaines corporations numériquement très importantes, comme les médecins, ne se sont pas privées de le faire.

[11] ORS n° 32 (sept. 2008) où l’on trouvera une synthèse complète des résultats des élections.

[12] Ibid.

[14] Paris-Dauphine a été érigée en 2004 en « université technologique en sciences des organisations et de la décision » avec le statut de « grand établissement ».

[16] La suprématie de Harvard repose notamment sur la disposition d’un endowment qui était en juin 2008 de 36,9 milliards de dollars (la crise financière l’a amputé depuis lors de 8 milliards !). Il a fallu plus de 30 ans à Harvard pour accumuler un tel capital (qui était en 1974 encore inférieur à un milliard). Cf University World News Issue 0056 (7.12.08)

[17] Le préciput de l’ANR est de 11% alors qu’il est d’environ 50% pour les contrats de la NSF.

[18] “Financially sustainable universities. Towards full costing in European Universities”. EUA Publications 2008.

[19]« Autonomie des universités : J-25 » dans le blog de Gilbert Béréziat. L’auteur estime à 20 M€ le manque à gagner pour l’Université Pierre et Marie Curie.

[21] Voir « Vers la guerre civile ? » in JFM’s Blog[22] Ce rapport de septembre 2008 n’a pas été rendu public. Les extraits cités sont tirés de la dépêche AEF n°104831.