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Ca ne nous rajeunit pas…

Les débats de la fin du XIXème siècle sur la constitution d’universités ont, me semble-t-il, quelques rapports avec les temps que nous vivons. Voici donc un « rappel » de ce qui s’est alors passé et dit lors des débats parlementaires.

Un projet de loi déposé  le 22 juillet 1890 prévoit la constitution d’universités de plein exercice, rassemblant ainsi certaines des facultés napoléoniennes en donnant la possibilité de créer des centres scientifiques  nationalement et internationalement puissants. Les  exemples que chacun a en tête, pour les admirer ou les contester - comme contraire au génie administratif français - sont les universités anglaises ou allemandes.

Une commission du Sénat, présidée par Jules Simon,  est constituée pour examiner ce projet de loi et Agénor Bardoux, qui en est le secrétaire, fait connaître l’avis de cette commission le 19 janvier 1892, 18 mois après le dépôt du projet de loi. Cette commission est très divisée, certains exprimant la crainte de voir une concentration sur un nombre limité d’universités (le projet de loi prévoit qu’une université doit rassembler au moins 4 facultés, ce qui correspond alors à 7 villes), ce qui aurait comme conséquence de conduire à des facultés isolées et dont on peut craindre qu’elles soient en perte de  vitesse (dans 8 autres villes), donc à un danger pour le territoire qu’ils représentent : ils en tirent la conclusion qu’il faut éviter la constitution d’universités et décident de militer pour le statu quo facultaire.

Ce rapport, assez prudent, se prononce aussi contre des recteurs élus dirigeant les universités, préférant les recteurs nommés par l’Etat. Il refuse l’idée d’avoir un professeur élu président le conseil de l’université, demandant que cette présidence soit assumée par le recteur. « Si le recteur a pour adversaire un président du conseil de l’université, beau parleur aimé de ses collègues, l’autorité du représentant de l’Etat sera battue en brèche ». Il se prononce pour une vice-présidence confiée à un élu, mais « il ne sera rééligible qu’après un an d’intervalle », formule promise à un long avenir dans le monde  universitaire. Mais il confirme l’idée qu’une université doit rassembler au moins quatre facultés.

Voici un extrait de ce rapport très intéressant (§6). « Qui songe, en créant des universités, à réclamer un régime absolu de self-government ? Ce serait énerver l’enseignement en France que d’organiser de petites républiques universitaires indépendantes, se gouvernant à leur guise et ne relevant que d’elles seules. Si l’on n’a pas assez fait jusqu’à ce jour en vue d’encourager l’expansion des forces locales, dans l’instruction comme ailleurs, ce n’est pas une raison pour ne pas maintenir les attributs du pouvoir central. Notre organisation politique et sociale veut que le ministre de l’Instruction Publique, c’est-à-dire le chef de l’Université de France, soit l’initiateur des réformes, en même temps que le gardien des traditions. L’esprit gouvernemental, en France, entretient l’amour du travail dans le corps universitaire et l’exercice consciencieux de la profession. Habituées à se sentir diriger par les mains de l’administration, les compagnies d’enseignement seraient désorientées si on les abandonnait à elles-mêmes ; l’ardeur du personnel tendrait à se relâcher ; les ferments de licence se développeraient dans la vie intellectuelle de province. Il ne saurait donc être question de briser le lien qui attache l’enseignement supérieur à l’Université de France. […] L’essentiel est de laisser à l’Etat une autorité suffisante. Or, si l’Etat possède par exemple le droit de nommer les professeurs, de  fixer leur traitement, de déterminer les programmes des examens, d’annuler tout acte contraire aux lois et règlements, il y a de quoi dissiper tous les scrupules ». Rappelons que l’Université de France couvre alors le secondaire et le supérieur. L’argument du lien nécessaire entre supérieur et secondaire sera repris par ceux qui souhaitent maintenir les facultés.

Le débat s’ouvre au Sénat le 10 mars 1892, au moment même où Louis Liard est nommé comme directeur de l’enseignement supérieur et simultanément comme commissaire du gouvernement pour assister le ministre dans la discussion de ce projet de loi.

Le débat est ouvert par M. Challemel-Lacour, sénateur des Bouches du Rhône, agrégé de philosophie, vice-président du Sénat, ancien ministre des affaires étrangères. Ce républicain respecté est vivement hostile à la constitution d’universités.

Son discours introductif est un monument d’ironie. « Aussi, messieurs, plusieurs professeurs paraissent-ils maintenant un peu confus ; presque humiliés d’être simplement professeurs de l’Université nationale, où chacun ne compte, il est vrai, que pour sa valeur propre. Ils s’imaginent qu’ils seront de bien plus gros messieurs lorsque, sortant de cette roture et arborant comme un titre de noblesse la qualité de professeur d’une université quelconque, ils pourront faire croire que leur mérite personnel est multiplié par celui de tous leurs collègues ».

Sa critique est sans concession : « vos universités sont des ombres, mais des ombres malfaisantes à côté desquelles périront infailliblement, dans un temps fort court, je ne sais combien de facultés » ; il conteste vivement  le rôle scientifique que devraient avoir ces universités. « Savez-vous quel est le résultat de vos éternels dithyrambes en l’honneur de la science, dithyrambes biens superflus, car tout le monde respecte la science, tout le monde en admire les progrès, tout le monde en désire l’avancement ? Le résultat de ces  hymnes sans fin, vous le connaissez déjà. En proclamant après M. Albert Dumont, de respectable mémoire, que les facultés ont  pour mission principale le progrès de la science, qu’elles sont ou doivent être avant tout des sociétés coopératives de production scientifique, vous avez développé des ambitions excessives et, passez-moi de vous le  dire, presque extravagantes.  A l’heure qu’il est, il y a des professeurs […] qui se considèrent, dès à présent, comme investis de la mission, je ne dirais pas principale, mais unique, de chercher et de découvrir. Ils croient  ne devoir aux étudiants et ils comptent bien ne leur donner que le superflu de leur temps, c’est-à-dire ce que ces travaux personnels, ces recherches heureuses ou malheureuses leur en laisseront. Ils se regardent dès aujourd’hui comme pensionnés au service de la science, à l’exemple des savants du siècle de Louis XIV, mais pensionnés avant les découvertes ».

Comme on le voit, sa critique des universités et sa défense des facultés se mêlent au refus de voir les professeurs être aussi des chercheurs, ce qui s’explique par sa volonté de défendre des facultés sans recherche, et donc de pouvoir refuser l’argument du lien entre recherche  scientifique et concentration autour des universités.

On voit aussi que les termes exprimant  du mépris pour les chercheurs pensionnés (on dirait aujourd’hui fonctionnaires), qui cherchent mais ne trouvent pas, n’ont guère changé, sauf dans le style, en 117 ans.

Dans le débat qui suit,  Léopold Thézard, sénateur de la Vienne et  doyen de la faculté de droit de Poitiers, illustre, lui aussi avec vigueur, la thèse de ceux qui ne veulent pas d’universités. Son  argumentaire, qui reprend la nécessité de la liaison avec le secondaire, met en avant l’opposition irréductible, selon lui, entre l’indépendance du professeur et celle des universités. La référence aux corps constitués est destinée à émouvoir les républicains, fiers d’avoir aboli les privilèges et les corporations : « A cette époque plus qu’à toute autre avec la transformation qu’a subie l’Etat, cette autonomie des corps constitués semble donc une chose mauvaise et funeste, et autant l’indépendance personnelle du professeur est précieuse et féconde, autant l’indépendance de la corporation est stérile et souvent oppressive. Par conséquent, s’il en est qui, dans le projet nouveau, voient l’avènement d’une autonomie des universités, je déclare que ce serait le plus funeste cadeau que l’on pût faire à l’Université toute entière et à l’enseignement dans notre pays ».

Plusieurs sénateurs, pour sauver « leurs » facultés isolées, décident alors de rédiger un contre-projet présenté par Jean Bernard, sénateur du Doubs, dont ils demandent le renvoi en commission, ce qui bloque indirectement le  projet initial. Ce renvoi est accepté par le  ministre le 15 mars 1892. Le projet de loi, qui n’est pas retiré, est de fait enterré. Les défenseurs des petites villes facultaires l’ont emporté.

La loi de finances d’Avril 1893 reconnaît la personnalité civile au regroupement de plusieurs (le nombre minimum n’est plus précisé) facultés de l’Etat. Mais on est loin - presque aux antipodes - du projet initial, visant à installer des universités puissantes, et les décrets du 9 et 10 Août 1893 qui décident des instances internes des universités confirment la main mise de l’Etat et la vision facultaire.

Il faudra attendre la loi de 1896 pour que tout ceci évolue, mais assez peu : le débat de 1892 a largement fixé les limites acceptables politiquement par les élus, de bords politiques variés, sur l’organisation des universités françaises et le gouvernement saura en tenir compte.  Il faudra attendre 1968, date de la création de véritables universités en France, pour franchir juridiquement ces limites, à un moment où l’expansion rapide de l’enseignement supérieur fait reculer les craintes des petits centres universitaires. La France aura perdu près de 100 ans dans la mise en place d’universités humboldtiennes. Et l’Amérique du nord aura pendant ce temps créé un nouveau modèle de grandes universités de recherche, privées mais aussi publiques, qui va dominer le monde après la seconde guerre mondiale.

Les débats actuels, et les arguments employés, montrent que certains ne sont pas si loin, sur les options de fond de politique universitaire, des sénateurs de 1892. Ce qui ne nous rajeunit pas.