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Un rêve américain

Dans le mouvement actuel de révolte universitaire, une foule de textes et de proclamations déferle sur nous au travers de la presse et des blogs. Pour la plupart il s’agit de prises de position peu argumentées – ce n’est pas leur objet – ou alors de communiqués du type « agence Tass »[1]. Mais de nombreuses contributions présentent des analyses et expriment des points de vue qui participent d’un vrai débat. Elles méritent une attention particulière, que l’on soit d’accord ou pas avec les positions défendues. C’est l’un des mérites de la crise actuelle d’avoir amorcé ce débat qui avait été jusque là étouffé par l’approche dirigiste choisie pour faire avancer les réformes. Nous nous intéresserons aujourd’hui à la contribution de quatre universitaires français travaillant aux Etats-Unis ou au Canada[2] dont un résumé est paru dans Le Monde du 6 février 2009.

I LIKE TO LIVE IN AMERICA

Saluons l’honnêteté de ces collègues qui n’hésitent pas à donner en exemples les universités d’outre-atlantique dans lesquelles ils travaillent - ce qui pourrait les faire « lyncher » dans certaines assemblées générales de chez nous… Remarquons seulement qu’ils travaillent, bien sûr, dans de grandes « universités de recherche » et pas dans des community colleges. La situation qu’ils décrivent doit donc être relativisée. Mais il ne sont pas les seuls universitaires français travaillant ou ayant travaillé dans des universités nord-américaines à exprimer – au moins en privé – leur satisfaction des modes d’organisation et des conditions de travail qu’ils ont connus là-bas, quelles que soient par ailleurs les critiques sociales qu’ils puissent faire.

Que nous disent ces collègues expatriés ? De façon générale leur texte entend montrer que « le « modèle libéral » à la française prétend s’inspirer des Etats-Unis, mais ne fait qu’accentuer des travers typiquement français ; il prétend faire confiance au « marché » alors qu’il ne fait que renforcer la hiérarchie ». La référence au « marché » - le terme est employé une vingtaine de fois dans le texte, de façon non péjorative - montre en tout cas la liberté intellectuelle de ces collègues vis-à-vis du « politiquement correct » à la française pour lequel le « marché » est forcément diabolique[3]. Ils entendent simplement par là qu’il y a pour les professeurs ou candidats professeurs une offre et une demande à l’intérieur du système universitaire - qu’on peut appeler un « marché » - et ils mettent l’accent sur les modes de régulation de ce « marché ».

RECRUTEMENTS ET PROMOTIONS CONTROLES PAR LES PAIRS

En particulier, nos collègues nous disent que dans leurs universités, les évaluations directes[4] n’ont lieu que pour les recrutements et les promotions – notamment la tenure - et qu’elles sont entre les mains des collègues du département concerné qui s’appuient sur des appréciations scientifiques externes ainsi que sur des évaluations par les étudiants. Ils précisent que l’embauche des professeurs se fait « après un vote collégial, le plus souvent à l’unanimité, mais parfois à la majorité, de l’ensemble des enseignants chercheurs de la discipline réunis au sein du département ». Ils soulignent également le caractère « professionnel » de ce recrutement où « les trois ou quatre candidats qui ont été sélectionnés pour passer l’oral du recrutement sont évalués chacun pendant un ou deux jours pleins » et rencontrent la plupart des collègues du département.

Quels enseignements peut-on en tirer en ce qui nous concerne ? Tout d’abord on voit bien que l’évaluation périodique calibrée qu’on nous promet ne correspond pas à une pratique internationale. Elle aurait comme effet de mettre chaque enseignant chercheur, périodiquement, sous pression pour constituer un épais dossier, sans qu’il y ait pour lui de conséquence majeure de cette évaluation, tandis qu’on mobiliserait pour l’occasion des armées d’évaluateurs. Vraiment, cette idée gagnerait à être abandonnée en tant que procédure nationale obligatoire et codifiée.

Le second point c’est qu’il y a un principe universel : les recrutements et les promotions doivent être de la compétence des départements - dont les procédures peuvent être éventuellement contrôlées par un comité académique au niveau de l’université[5]. En aucun cas ce doit être l’affaire du président et du comité exécutif, même si le président possède un droit de veto. C’est en effet une aberration majeure de la nouvelle loi sur les universités (LRU), déjà plusieurs fois soulignée ici[6], d’établir une « confusion des pouvoirs » en donnant au président le droit de formater les comités de sélection et en constituant le conseil d’administration en jury de recrutement. La LRU devrait être amendée sur ce point. Mais on peut admettre aussi que la communauté académique est tout à fait capable d’imposer des règles pour la constitution des comités qui les rapproche des départements, et d’établir des pratiques d’évaluation rigoureuses.

En effet, pourquoi les communautés académiques françaises seraient-elles incapables de se gérer comme les communautés d’outre-Atlantique ?  Les auteurs expliquent que « dans certaines universités françaises les procédures de décision collective sont opaques ». Peut-être ! Mais la situation est-elle idéale dans toutes les universités nord-américaines ? Et puis, surtout, ceci n’a rien à voir avec la LRU puisqu’on se réfère à une situation préexistante à la loi. La question est posée : « Comment s’assurer que c’est la collégialité, la responsabilité collective, et le travail en commun qui vont l’emporter sur les anciennes pratiques d’opacité et de népotisme, là où elles avaient cours ? ». En effet, il y a un doute, mais ce doute interroge la communauté universitaire beaucoup plus que « l’autoritarisme » présumé du président. On sait bien que piloter une université contre l’ensemble de la communauté universitaire n’est pas tenable[7]

Dans le cas des Etats-Unis ou du Canada, on nous dit que le recrutement « local » est un « cas inimaginable ». Tandis, que « devant l’organisation actuelle du « marché » universitaire français, il n’est pas étonnant, comme le montre Olivier Godechot[8], que le recrutement soit « local » pour environ un tiers des recrutements ». On pourrait remarquer d’abord que ce n’est pas une fatalité et que, pour prendre un exemple, les mathématiciens français qui sont de fieffés élitistes, s’interdisent depuis longtemps tout recrutement local, dans la plupart des départements dignes de ce nom. Mais si la situation est aussi dégradée qu’on le dit, pourquoi ne pas interdire purement et simplement les recrutements locaux « sauf exception motivée par un vote à l’unanimité des enseignants chercheurs » comme le suggèrent les auteurs du texte ? Parmi toutes les mesures autoritaires qu’on nous impose, en voici une au moins qui irait dans le bon sens ! Et l’on se demande bien pourquoi nos amis syndicalistes ne la proposent pas…

Dans ce contexte il faut relativiser l’importance du droit de veto sur les recrutements donné au président par la LRU. Dans une université nord-américaine, le président dispose de ce droit, mais nos collègues nous disent que « les décisions du président ne font le plus souvent qu’avaliser celles prises par les instances collégiales. Cette préséance informelle (..) s’explique par la relation de confiance qui existe entre les différents acteurs du processus ». Pourquoi cette confiance ne s’établirait-elle pas en France, dans le cadre d’une « gouvernance partagée » [9] ? Ceci supposerait, comme on l’a dit, des amendements à la LRU, mais c’est aussi affaire de tradition universitaire et d’institutions locales.

Dans l’histoire que nous racontent nos collègues, tout se passe à l’échelon local ; et ils nous disent que ça marche ! Bien évidemment les jugements des départements s’appuient sur des évaluations externes (avis demandés à des experts extérieurs et notamment des étrangers, prise en compte des résultats des demandes présentées à la NSF…). En France nous avons la tradition du Conseil National des Universités (CNU) intimement liée au système de pilotage centralisé des universités. L’absence de contre-pouvoirs au sein des établissements engendre une telle méfiance vis-à-vis du pouvoir local que beaucoup ne voient leur salut que dans le CNU ; et il est plaisant d’entendre le concert unanime de louanges pour cet organe d’évaluation hyper-centralisé dont on connaît pourtant les limites – spécialement dans certaines disciplines de sciences humaines et sociales. Certains bons scientifiques ne verraient d’ailleurs aucune objection à ce que « les enseignants chercheurs soient examinés par un comité scientifique placé sous l’autorité du président d’université et comprenant des experts internationaux »[10]. Cependant plusieurs considérations plaident pour maintenir, dans un proche avenir, le CNU comme instance d’évaluation des enseignants chercheurs – au moins pour l’activité de recherche. Il y a d’abord le statut de fonctionnaire d’Etat des enseignants chercheurs français qui suppose quand même une référence nationale. Il y a aussi le fait que, dans le meilleur des cas, il se passera des années avant que les universités aient acquis la pratique d’une évaluation rigoureuse de leurs professeurs. Le CNU reste un garde-fou qu’il ne faut pas se hâter de mettre à bas. En outre, une grande majorité des universitaires souhaitent son maintien… Mais il ne faudrait pas lui donner des prérogatives exagérées, ni le surcharger de tâches qu’il n’aurait pas les moyens d’accomplir correctement.

D’AUTRES ASPECTS DU « REVE AMERICAIN »

Nos collègues expatriés estiment « que les enseignants chercheurs français doivent enseigner moins, pas seulement pour faire plus de recherche, mais même pour ceux qui n’en font pas, pour enseigner mieux ». Ils prétendent que les enseignants-chercheurs français « enseignent » beaucoup plus qu’eux-mêmes en Amérique du Nord, toutes charges confondues. « Ici nous avons tous des assistants, qui corrigent les copies de nos étudiants au-delà de vingt élèves ». Je pense quand même que nos collègues mettent des lunettes roses. Ou plutôt, disons qu’ils font référence à l’élite des professeurs, encore que ceux-ci s’obligent à recevoir les étudiants – tâche dont la plupart des professeurs français s’exonèrent. Il ne faudrait pas non plus oublier qu’une majorité d’enseignants des universités américaines sont des contractuels[11] qui ne sont pas toujours assurés d’être réembauchés le trimestre suivant, et qui doivent se charger d’heures, étant payés en fonction des cours qu’ils assurent.

Les auteurs notent très justement que les universités françaises sont considérées comme « une éducation de masse au rabais » et suggèrent que la défense des conditions de travail des universitaires apparaît donc aux yeux du pouvoir politique comme « un privilège indu réclamé par des personnes qui, ne formant plus les élites, ne le mériteraient plus ». On peut en effet se faire cette remarque lorsqu’on voit la différence de traitement qui existe avec les professeurs de classes préparatoires dont nos collègues soulignent à juste titre qu’il n’est jamais question dans la réforme actuelle. « Le gouvernement se garde bien de toucher à l’articulation bien française entre lycées d’élite, classes préparatoires et grandes écoles. (..) Il entend au contraire faire survivre le modèle essoufflé des classes préparatoires et des grandes écoles, où jamais l’endogamie sociale et l’exclusion n’ont été aussi fortes, en créant des classes préparatoires moins prestigieuses dans les universités ». Nos collègues font la comparaison avec les universités où ils enseignent. Ils vont même jusqu’à s’enthousiasmer : « si le système collégial est encore protégé dans les grandes universités nord-américaines, (..) c’est principalement parce que nous y formons une élite, non pas dans le sens sociologique où les étudiants viendraient tous des couches supérieures de la société, mais dans le sens où nos institutions les destinent à prendre les rênes du pays ». Là, on aurait envie de leur dire qu’ils exagèrent. Comme si cette élite n’était pas aussi sociale ; comme s’il n’y avait pas de hiérarchie sociale entre les grandes universités de recherche avec des droits d’inscription souvent élevés et les autres qui concentrent les minorités…

On en retiendra cependant un fait incontestable qu’il ne faut pas se lasser de ressasser : il n’y aura pas de véritables universités en France aussi longtemps que se maintiendra le double système universités-grandes écoles. C’est vrai que, de ce point de vue, il y a quand même un peu plus de fluidité dans le système nord-américain. On oublie de dire aussi que, par leur refus hypocrite de toute sélection dans les filières universitaires générales, les universitaires français protègent le système des classes préparatoires et des grandes écoles où un grand nombre d’entre eux envoient d’ailleurs leurs enfants…

UNE MORALE DE CETTE HISTOIRE

On peut trouver les auteurs du texte en référence bien indulgents vis-à-vis des universités nord-américaines qui les ont accueillis et bien sévères vis-à-vis de la communauté universitaire française qu’ils ont quittée – ceci expliquant peut-être cela. Mais l’expérience qu’ils relatent est très instructive, et elle montre que les problèmes sont plus complexes qu’il n’y paraît. Quand ils disent, par exemple, que « selon une tradition bien française, le gouvernement refuse de laisser un marché organisé de façon collégiale opérer librement, et préfère remettre à quelques évaluateurs technocratiques le choix de distribuer les bons et les mauvais points à l’interne, dans chaque institution isolée, et selon un modèle hiérarchique », on peut penser qu’ils prônent une véritable autonomie. Quand ils dénoncent la LRU dont « le but n’est pas de décentraliser les procédures d’évaluation dans les départements de chaque université » et la volonté du gouvernement de créer « des évaluations par l’institution  (plutôt que par le marché universitaire) », ils semblent indiquer que la LRU ne va pas assez loin. Mais je ne sais pas s’ils se rendent bien compte que beaucoup d’enseignants chercheurs français sont opposés à la LRU parce qu’ils sont contre la décentralisation et contre la compétition entre établissements[12]. Et on peut penser qu’il y aura de plus en plus une opposition entre ceux qui « refusent l’autonomie » et ceux qui réclament une « véritable autonomie ». De ce point de vue, le texte de nos collègues reste ambigu sur la LRU, mais il n’en est pas moins très intéressant par le témoignage qu’il apporte et les réflexions qu’il suscite.

 


[1] Pour reprendre un qualificatif utilisé par Thomas Piketty dans son article « Autonomie des universités : l’imposture » (Libération du 17 février 2009).

[2] M. Foucault, E. Lépinard, V. Lepinay et G. Mallard. « Pour des universités plus justes » in « La Vie des Idées ».

[3] Paradoxalement, leur article dans Le Monde a reçu un bon accueil dans les chroniques radicales car il dénonçait la LRU… Ainsi même des « franco-américains » dénonçaient la LRU ! Alors qu’une bonne partie de leur argumentation va à l’encontre du « politiquement correct ».

[4] Il y a aussi des évaluations indirectes, par exemple par la NSF, lorsque qu’un professeur sollicite un grant.

[7] A titre d’exemple, en 2007, Larry Summers, puissant président de Harvard, a dû démissionner pour avoir perdu la confiance des professeurs.

[8] O. Godechot et A. Louvet : « Le localisme dans le monde académique : un essai d’évaluation ». La Vie des idées. Leur approche est contestée par Christine Musselin

[10] Mathias Fink, professeur au Collège de France : « L’autonomie est la solution pour sauver les universités ». Le Monde du 16.02.09.

[11] Sur l’ensemble des universités, les professeurs avec tenure  ne seraient plus que 30% selon le New-York Times - mais nettement plus dans les grandes universités. Cf «Tenure track peut-il se traduire en français ? » in JFM’s blog.

[12] Les auteurs du texte sont aux antipodes des opposants à la LRU lorsqu’ils expliquent, par exemple : « En Amérique du Nord, la possibilité d’obtenir une offre d’une université concurrente est un facteur de progression de carrière aussi important que la titularisation »