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Les limites d’une loi qui ne règle rien

L’examen parlementaire du projet de loi sur l’enseignement supérieur et la recherche va s’engager dans un contexte assez déconcertant. Il est assez remarquable de voir, d’un côté, des syndicalistes qui demandent l’abandon de la loi[1], des universitaires radicaux pour lesquels la loi actuelle (LRU) est un mal absolu, et qui accusent le pouvoir de la maintenir - voire de l’aggraver[2] - et, de l’autre, un groupe de ci-devant recteurs qui voient dans la nouvelle loi la trahison de la LRU (à laquelle ils sont globalement favorables) et « la capacité de l’enseignement supérieur à s’autodétruire » [3]. Les syndicats d’enseignants et de chercheurs accusent la ministre de passer à la trappe le rapport Le Déaut dont l’auteur estime, lui : « l’avant-projet de loi reprend largement les conclusions de mon rapport ». Tandis que, parallèlement, le président de la CPU n’hésite pas à affirmer : « Cette loi porte une grande ambition, elle va profondément changer le paysage de l’enseignement supérieur et de la recherche ». Et l’UNEF, de son côté, considère qu’elle a obtenu « des engagements importants de la ministre pour remettre les étudiants au cœur de la réforme ».

Les uns et les autres ne doivent pas regarder le projet de loi avec les mêmes lunettes. L’ennui c’est qu’il faille des lunettes pour porter un jugement.

La situation dans laquelle nous sommes englués aujourd’hui mérite analyse et réflexion, plutôt qu’anathème. D’où vient cette incapacité à avancer dans l’élaboration d’une réforme qui soit autre chose qu’un ensemble de mesures techniques, (les unes formelles, les autres déstabilisantes), sans grands objectifs qui emportent l’adhésion ? Une réforme réussie suppose des forces qui la portent, qui aient une vision claire et raisonnée des transformations souhaitables. L’idée de trouver ces forces par le biais des Assises, a échoué, disons le. Elle n’aurait eu de sens que s’il y avait eu, auparavant, une large prise de conscience des enjeux et des transformations à opérer. On a plutôt eu l’expression d’intérêts hétéroclites, face à une technocratie d’Etat peu portée aux audaces. Il a manqué un travail préalable, comme cela avait été le cas avec les colloques de Caen qui ont engendré, en leur temps, une nouvelle forme d’université. Car une réforme n’est pas la simple résultante d’une loi.

L’affaire des enseignements en anglais est assez illustrative de ce point de vue. Sur le fond du problème, on pourra se reporter à la publication de Terra Nova « Des enseignements en anglais à l’université ».  Comme il est dit dans ce texte : « Dans le débat ouvert par le projet de loi sur l’Enseignement supérieur et la recherche, un sujet et un seul déclenche des billets fiévreux sur les blogs ou des communiqués de presse intransigeants : la possibilité que l’Université puisse, sous des conditions pourtant assez restrictives, dispenser des enseignements en anglais ». Il est en effet assez étonnant que le détonateur de cette explosion soit l’article 2 du projet, qui stipule, très prudemment : « Des exceptions[à l’obligation du français comme langue d’enseignement] peuvent également être justifiées par la nature de certains enseignements lorsque ceux-ci sont dispensés pour la mise en oeuvre d’un accord avec une institution étrangère ou internationale tel que prévu à l’article L. 123-7 ou dans le cadre d’un programme européen. »[4].

Ceci a le mérite de nous faire réfléchir sur la portée d’un projet de loi qui prétend fixer les règles d’exercice de l’enseignement et de la recherche au niveau universitaire. C’est un travers bien français qu’on ne retrouve pas dans beaucoup d’universités étrangères. Revenant à l’anglais, il s’agit d’infléchir la « loi Toubon » qui stipule que la langue de l’enseignement est le français. Mais alors pourquoi ne pas l’abroger purement et simplement, d’autant plus qu’elle se trouve violée dans bien des écoles, mais aussi des universités. Le catalogue Campus France des formations supérieures enseignées en anglais présente près de 700 formations accessibles aux étudiants anglophones. Et s’il faut en croire l’Académie des technologies : « Dans les grandes écoles, un quart, voire un tiers des cours, est dispensé en anglais. » (ce qui mériterait vérification). Quoi qu’il en soit, on peut s’interroger sur la portée d’une future loi qui prétend réformer une disposition qui n’est pas aujourd’hui respectée. Ceci dans un contexte de mondialisation croissante où l’échange d’étudiants s’intensifie[5] et où l’on assiste à une explosion des cours en ligne à l’initiative des meilleures universités américaines.

Sur cet exemple on voit bien qu’une loi ne résume pas tout, ne peut pas tout. Cette observation vise en particulier toutes les dispositions qui prétendent formater « la pédagogie ». En l’absence de sélection ou d’orientation directive, les « plans licence » se succèdent avec autant de succès les uns que les autres. On peut craindre qu’il en soit de même de la « spécialisation progressive en licence » affichée dans le projet de loi. Les réussites que l’on peut constater ici ou là sont à porter au crédit d’équipes universitaires, mais ne résultent pas d’une loi. On peut prédire que, comme par le passé[6], les évolutions les plus notables se feront en marge de la loi.

Sur bien d’autres sujets, les articles du projet de loi ont un contenu plutôt symbolique, voire « idéologique »[7]. Ainsi de l’ambition affichée du MESR de coordonner la stratégie d’enseignement supérieur et de recherche, de l’affichage de nouvelles missions en matière de transfert technologique ou d’enseignement numérique… La suite nous dira ce qu’il en est réellement, mais le texte de loi ne fixe rien de précis et de concret.

Quelles sont donc les dispositions significatives figurant dans le projet de loi ? On peut en faire une liste sans beaucoup se tromper.

L’une d’entre elle mérite une mention spéciale. C’était, au départ, la volonté d’instaurer des quotas de bacheliers technologiques en IUT, et de bacheliers professionnels en BTS. Mais, comme nous l’avions pronostiqué[8], cette « réforme impossible » a été progressivement vidée de tout contenu « révolutionnaire » sous la pression des représentants des différents lobbys (notamment celui des directeurs d’IUT). Le caractère vague de l’article 18 du projet de loi n’offre guère de garanties quant à son application.

Reste trois grandes réformes structurelles que nous avons déjà longuement discutées ici, et qui constituent l’ossature du projet législatif.

·         La gouvernance des établissements :

Au-delà de quelques mesures de portée limitée, relatives à la composition et au fonctionnement du Conseil d’administration, et destinées à corriger à la marge les dysfonctions de la LRU, la réforme essentielle concerne l’instauration d’un Conseil académique, avec des prérogatives propres, en face du Conseil d’administration. Cette réforme, audacieuse dans son principe, assez boiteuse dans ses modalités et par sa volonté de satisfaire des intérêts contradictoires, laisse la porte ouverte à des évolutions qui dépendront davantage des situations locales que du texte de la loi.

·         Les regroupements d’établissements :

Le projet prévoie que sur un territoire donné, les établissements et les organismes de recherche coordonnent leur offre de formation et leur stratégie de recherche et de transfert. Cette coordination est organisée par un seul établissement qui reçoit pour cela des moyens en crédits et en emplois, et donne lieu à un seul contrat d’établissement associant les collectivités territoriales. La structure proposée est une « communauté d’universités et d’établissements » dont les statuts prévoient les compétences que chaque établissement transfère à la communauté. Dans le conseil d’administration de la communauté, les élus ne sont pas obligatoirement majoritaires.

Au-delà de l’ambition raisonnable de coordination territoriale, c’est une petite révolution institutionnelle que propose la loi, sans toutefois l’imposer, mais en la soutenant par l’attribution de moyens. Ce qu’on peut dire à tout le moins, c’est que la taille des regroupements, leur gouvernance en articulation avec les établissements regroupés, la vocation nouvelle donnée à la régionalisation de l’enseignement supérieur (que certains dénoncent), sont des évolutions que la loi ne peut édicter, mais seulement accompagner. La contradiction entre autonomie et centralisme est ici évidente. La loi ne règle rien ; elle ouvre un débat et peut conduire à des conflits.

·         L’évaluation de la recherche :

La suppression de l’AERES répond visiblement davantage à la préoccupation politique de donner satisfaction à ses nombreux opposants, qu’à une démarche critique positive[9]. Son remplacement par un « Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur » est hautement problématique car on se sait pas si cette instance conduira des missions d’évaluation, ou si elle se contentera de s’assurer de la qualité des évaluations réalisées par ailleurs, et par qui ? (les organismes, les universités ?). Ou bien l’AERES ressuscitera dans un autre corps, ou bien l’évaluation nationale de la recherche sera à reconstruire. Dans le contexte français, on ne peut imaginer de s’en remettre à l’auto-évaluation. Là aussi, la loi ne règle rien.

 

L’autonomie n’est pas remise en cause par le projet de loi (ce que les jacobins lui reprochent d’ailleurs). A vrai dire, le mouvement vers l’autonomie s’affirme aujourd’hui comme une évolution historique qui dépasse la lettre d’une loi. Mais les contradictions restent entières entre pilotage étatique et autonomie des établissements (on le voit bien pour les regroupements), entre financement essentiellement public, statut national des personnels, et responsabilités et compétences élargies (RCE)…  Les transformations dont l’université a besoin sont profondes et heurtent beaucoup de situations acquises et de statuts. Les incertitudes pour l’avenir en matière de gestion des personnels expliquent en grande partie les mouvements de protestation. Quels peuvent être les ressorts d’une réforme ? La prochaine loi ne viendra pas apporter de conclusion. Dans les prochaines années, on peut prévoir un affrontement intellectuel là-dessus.[10]



[4] La commission parlementaire chargée de l’examen du projet de loi, a proposé de compléter ces 3 lignes en précisant que « les étudiants étrangers auxquels sont dispensés ces enseignements bénéficient d’un apprentissage de la langue française » (comme il est suggéré dans le texte de Terra Nova).

[5] A titre d’exemple, chaque année, près de 5.000 étudiants français partent suivre des cours dans les universités australiennes. Un chiffre qui a doublé en 10 ans (s’il faut en croire le journal l’Etudiant).

[6] Voir comment l’Université Paris Dauphine, après avoir pratiqué la sélection en toute illégalité pendant trente ans, s’est débrouillée, en 2010, pour augmenter les droits d’inscription de ses masters jusqu’à 4.000€. Ou encore, l’introduction déguisée de la sélection en licence par le biais des bi-licences dans les universités parisiennes.

[7] Ceci sans vouloir minimiser l’intérêt de quelques mesures particulières comme l’introduction d’une procédure d’accréditation qui emporte l’habilitation des formations (plus conforme aux usages européens) ; ou encore, à titre expérimental, des modalités particulières d’admission dans les études médicales, après un premier cycle universitaire. 

[10] Partout dans le monde, le débat sur l’avenir des universités est ouvert : voir par exemple ici. On peut souhaiter que le débat français ait une tonalité moins crispée.