Imprimer cet article Imprimer cet article

Un syndicalisme de type nouveau dans les universités américaines

La relance du syndicalisme enseignant dans les universités américaines, notamment les plus éminentes, vient sanctionner une évolution où le statut des professeurs a dérivé depuis 50 ans de la « tenure » et du « tenure track »[1] jusqu’à des statuts très variés qu’on peut qualifier de « contingent faculty positions »[2]. Suivant l’institution, on parlera d’adjuncts, de teaching assistants, de non-tenure track faculty, de part-timers, de lecturers, d’instructors[3]. Ce qu’ils ont en commun : il s’agit de positions sans sécurité de l’emploi et sans liberté académique. C’est le cas de la majorité des emplois universitaires américains aujourd’hui. Mais quelque chose est en train de bouger.

La proportion des professeurs qui sont recrutés chaque année dans des positions « tenured » diminue à un rythme que l’American Association of University Professors (AAUP) trouve alarmant [4]. En 2011 on comptait 71% de toutes les positions enseignantes en dehors du « tenure track ». Dans les « community colleges » 70% des positions étaient à temps partiel et 45% des temps complets étaient en dehors du « tenure track »[5].

Dans beaucoup d’universités le syndicalisme des professeurs ne date pas d’hier, mais ce n’est pas une réalité universelle. Aujourd’hui, d’après l’AAUP, 21% seulement de toutes les universités ont des syndicats d’enseignants (35% des universités publiques). Il faut dire que le taux général de syndicalisation américain n’a cessé de s’éroder depuis la seconde guerre mondiale. Il était alors de 36% tandis qu’il n’est plus aujourd’hui que de 12% (seulement 9% dans le secteur privé). Il est inférieur à celui de bien des pays européens, si l’on excepte le cas particulier de la France[6].

Dans les universités, les syndicats négocient des conventions collectives (collective bargainings) dans des conditions qui varient beaucoup suivant les institutions publiques ou privées. Les négociations dans les universités publiques ne posent pas de problème de fond. Mais dans les universités privées, une décision de la Cour Suprême datant de 1980 a rendu plus difficile le « collective bargaining ». La portée de cette décision a été contestée et le « National Labor Relation Board » (NLRB)[7] a élargi son point de vue là-dessus[8].

Dans ce contexte, et alors que des états américains remettent en cause certains acquis sociaux, il est d’autant plus remarquable de voir un important syndicat, le « Service Employees International Union » (SEIU), syndicat phare des travailleurs du tertiaire[9] s’impliquer dans le syndicalisme universitaire. Le SEIU connaît une forte croissance depuis 10 ans, au point d’être devenu un acteur social et politique majeur. Fort de plus de 2 millions d’adhérents, il s’est massivement mobilisé pour l’élection de Barack Obama et a été l’un des acteurs-clés du passage de la réforme de l’assurance santé en 2010. Syndicat de style nouveau ses campagnes ne sont pas limitées à un site de travail mais ont une dimension politique globale. Ses méthodes actives auprès des personnels sont dénoncées par certains, mais ceci reste dans la tradition du syndicalisme à l’américaine où travailleurs et employeurs peuvent s’affronter durement[10]. Le SEIU s’est lancé depuis 3 ans à l’assaut des universités américaines, comme porte-drapeau des catégories d’enseignants les moins protégées.

Dans le système américain, pour une catégorie de salariés d’une entreprise, il y a un seul syndicat reconnu qui négocie salaires, conditions de travail, régimes sociaux (retraites, assurances), ce qui lui donne un rôle crucial dans un système libéral où l’Etat n’a pas le même rôle que chez nous. Pour être reconnu, un syndicat doit obtenir la majorité lors d’un vote organisé et contrôlé par le NLRB. Ce vote est organisé si 30% des employés concernés le demandent. Un syndicat est créé s’il obtient la majorité dans ce vote, quelle que soit la participation (ce que dénoncent les opposants au système). Il devient alors le seul négociateur des contrats. Un point aujourd’hui encore controversé est de savoir si tous les salariés, même non syndiqués, doivent lui verser une contribution[11]. Cette question est encore d’une brûlante actualité et divise la Cour Suprême[12].

Depuis 2013 le SEIU s’est lancé dans une stratégie offensive dans les universités en syndicalisant les « adjuncts ». On entend par là les professeurs qui n’ont pas de contrat ou un contrat de très court terme, d’une année, voire d’un semestre. Ils n’ont souvent qu’une classe ou deux dans une université ou un « college », et peuvent avoir des emplois ailleurs. Ainsi le terme « adjuncts » s’entend de façon large, et beaucoup d’universités les classifient différemment. Ici nous utiliserons ce terme pour désigner l’ensemble des enseignants « non tenured », «non-tenure track », sans contrat de longue durée, ou à temps partiel. Les universités américaines reposent de plus en plus sur cette catégorie, notamment pour diminuer leurs dépenses. Cette catégorie représente entre la moitié et les trois-quarts du corps enseignant universitaire à l’échelon national, alors que dans les années 1970, environ 70% des enseignants des universités étaient encore des professeurs « tenured » ou sur « tenure track ».

Les « adjuncts » ont des salaires relativement faibles et beaucoup n’ont pas de couverture sociale. Dans le cadre de sa campagne « Faculty Forward », le SEIU a constitué des sections dans plus de 35 universités pendant les 3 dernières années. Il est remarquable qu’il vise notamment des universités top-niveau. L’an dernier il l’a emporté à l’University of Washington (Seattle),15e au classement de Shanghai. Il vient de l’emporter en mars 2016 à Duke University, 31e à Shanghai, université privée qui est l’une des plus riches du pays, et qui est située dans un Etat - North Carolina - où le taux de syndicalisation est l’un des plus faibles des Etats-Unis. A Duke il y a plus de 40% des enseignants qui ne sont pas « tenured » ou sur « tenure track »

Cette campagne de syndicalisation des adjuncts ne passe pas bien auprès des directions d’universités. Ainsi on peut lire sur un site de l’University of Washington d’intéressantes analyses  qui constituent, de fait, un vibrant plaidoyer contre la syndicalisation. L’un des arguments avancés c’est que si un syndicat négocie au nom de tous les professeurs sur des sujets tels que l’évaluation, la politique salariale, les promotions et la « tenure », on marginalise le « Senate » et l’approche collaborative qu’on a cherché à promouvoir depuis des générations. Mais beaucoup, par ailleurs, reconnaissent que le « Senate » a peu de poids sur ces questions.

Un intéressant débat s’est ouvert sur l’intérêt ou le danger de la syndicalisation. Le président de l’AAUP-AFT[13] de l’université Rutgers écrit aux collègues de l’University of Washington pour les encourager à admettre la syndicalisation chez eux, en arguant que Rutgers qui est « l’une des plus anciennes, des plus grandes et des plus prestigieuses universités » (64ème au classement de Shanghai) est « syndicalisée » de longue date. Cette « unionized faculty » constituée depuis 1970 autour de l‘AAUP-AFT représente plus de 7.000 enseignants, rassemblant toutes les catégories. Elle a le droit de « collective bargainning ». Comme résultat positif de la syndicalisation, le président de l’AAUP se prévaut d’un taux de « tenure track » de 47% (contre 30% à l’University of Washington), d’un salaire annuel pour les « adjuncts » à plein temps de 55.000$ (contre 38.000$ à l’University of Washington)[14]. Il souligne que sans le syndicat, ces avantages n’auraient pas pu être obtenus[15].

L’AFT s’est focalisée sur la constitution de grands syndicats incluant à la fois « tenure track » et « non-tenure track », tandis que le SEIU a surtout syndicalisé les « adjuncts », (notamment dans les universités privées où il n’était pas possible de syndiquer tout le monde à cause de l’arrêt de la Cour Suprême  cité plus haut).

Par leur histoire les différentes universités n’ont pas la même approche et ne choisissent pas la même voie[16]. Ainsi l’University of Illinois, université bien classée de 29.000 étudiants a voté la création d’une « faculty union » incluant à la fois « tenure track » et « non tenure-track ». Le « provost » a contesté  cette élection, voulant maintenir la distinction entre les deux groupes, et ne souhaitant pas voir ce syndicat remplacer le « Senate ».

Le fait que des directions d’université se soient mobilisées contre le SEIU montre que cette affaire de syndicalisation est importante pour l’avenir des universités et des corps universitaires. La bataille continue. Ainsi à Duke, à l’occasion du vote qui a eu lieu en mars 2016 en faveur de la création d’un syndicat des « adjuncts », la direction de l’université a déployé tous ses arguments pour repousser la création de ce syndicat. Il n’était pas de jour sans que le « provost » n’écrive aux « adjuncts » pour les mettre en garde, et pas de jour non plus où les militants du SEIU ne sillonnent le campus pour convaincre leurs collègues de bien voter. La victoire du SEIU dans cette université privée n’en a été que plus significative.

On assiste à la fin d’une époque où la réalité professorale des universités américaines paraissait stable, enviable et sans accroc, notamment grâce à la « tenure ». Mais l’augmentation des effectifs et la différentiation des missions aboutit aujourd’hui à une fracture entre une aristocratie centrée sur la recherche, relativement de moins en moins nombreuse, bien payée, et d’un autre côté un « tiers-état » d’enseignants de très bon niveau mais de statuts instables et privés d’une liberté académique réelle. On a donc un grand différentiel de situations, de salaires, de prérogatives. Ce « tiers-état » est une population essentielle à la pluralité des tâches des universités (la qualité d’une université c’est aussi la qualité de ce « tiers-état »), et il est devenu aujourd’hui globalement majoritaire. Mais on n’est pas comme dans une entreprise industrielle avec séparation stricte des catégories, de leurs activités, de leurs pouvoirs. L’équilibre entre elles fait problème. La relance du syndicalisme universitaire s’inscrit dans le contexte de cette fracture.

En France l’équivalent de cette fracture est verrouillé dans le cadre d’une fonction publique homogène du point de vue des statuts et des salaires. Une homogénéité qui masque les différences : on fait comme si tous avaient le même statut scientifique, ce qui n’est pas le cas (et ce qui limite les salaires à un niveau moyen…). On maintient une unité formelle de la grande majorité des enseignants, même s’il y a de plus en plus de contractuels qui ne disent pas toujours leur nom. Des contradictions se manifestent dans les universités américaines, mais celles-ci ont toute la souplesse et la liberté pour y faire face. C’est ce qui manque à la France. Nous en reparlerons.



[2] La catégorie « contingent faculty » comprend les enseignants à temps complet ou à temps partiel, qui sont recrutés en dehors du « tenure track »

[3] A titre d’exemple, on peut consulter le glossaire d’une université.

[6] Danemark 67,6% ; Royaume-Uni 27,1% ; Allemagne 19,1% ; France 7,7% (OCDE 2008)

[7] Le NLRB créé en 1935, à l’époque du New Deal, est une agence indépendante chargée de superviser les élections et les pratiques dans le monde du travail. Il est dirigé par un comité désigné par le Président avec l’accord du Sénat.

[9] Il est le principal syndicat dans les secteurs de l’entretien, du nettoyage, de la sécurité et de la santé, ainsi que le deuxième syndicat dans les services publics.

[10] C’est dans ce contexte qu’il faut replacer la réforme « The Employee Free Choice Act » qui vise à faciliter la constitution de syndicats et les conventions collectives. Cette législation relancée par Barak Obama, et soutenue par les syndicats, est actuellement bloquée au Congrès.

[11] Les cotisations syndicales sont de l’ordre de 0,75% des salaires, soit guère plus de ce que payent déjà les enseignants dans certaines universités au titre de la « representation fee »

[13] AFT : American association of teachers (AFL-CIO)

[14] D’après une enquête de l’AAUP, les adjuncts sont souvent très mal payés, en moyenne 2.700 $ par trimestre. Une autre enquête faite à Berkeley montre qu’un quart des enseignants à temps partiel reçoit des formes d’assistance publique comme Medicaid.

[15] On pourrait citer Tufts University qui en octobre 2015 a conclu un contrat avec environ 200 professeurs à temps partiel, leur garantissant 22% d’augmentation sur 3 ans, ainsi que des contrats plus longs.